Il y a des jours comme ça où je n'avais pas envie de quitter mon lit. Où je resterais bien blotti sous les couettes, à faire l'autruche la tête dans mon oreiller. Ce genre de jours où je sentais que tout allait forcément se dérouler de travers. Où j'allais me manger tout les coins de meuble dans le pied, où j'allais me cogner la tête contre le lavabo en me baissant pour ramasser la brosse à dents que j'aurais bêtement fait tomber, et autres joyeusetés du genre. Et là, je pouvais le sentir venir de loin que c'était l'un de ces maudits jours poissards. Rien qu'au fait que Garfield, mon chat roux (oui je sais je suis très original), avait jugé bon de poser son royal fessier sur ma nuque en attendant que je me réveille. Bien sûr, je l'avais chassé de là en grognant, et il avait décampé vers la cuisine en me lançant un truc comme quoi j'étais déjà mal luné au réveil et que ça promettait pour le reste de la journée, ou je ne sais plus trop quoi exactement... Bref, au fond on s'en fout de ça.
Avec un soupir, je me levai tout de même. Jouer à la marmotte qui ne voulait pas quitter son terrier, ça ne pouvait pas marcher. Il faut être lucide. Surtout à mon âge. Bien que parfois je me comportais comme un véritable gamin. Sauf qu'aujourd'hui... Je ne pouvais pas me permettre de faire ma tête de lard. Sinon mon éditeur allait me tuer, et pas d'une façon douce et rapide, vous pouvez me croire. Non non. Plutôt quelque chose du genre étripage en règles, ou égorgement à mains nues. Parce que vous voyez, ça faisait au moins cinq fois que je lui filais entre les doigts au dernier moment. Alors là, je n'avais plus d'échappatoire, la fatale échéance approchait à grands pas, et se comptait en termes d'heures à présent. De quoi je parle ? Mais de la maudite et redoutée séance de dédicaces, voyons ! Quoi d'autre ? Il n'y a guère que ça pour me mettre dans un état de stress pareil...
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- Te fais pas manger par une fan hystérique enragée, hein. ricana mon chat, perché sur le dossier du canapé, alors qu'il me regardait enfiler mon manteau. - Ha ha, tu es hilarant... C'est moi qui dévore les gens normalement, alors je ne vois pas pourquoi j'en aurais peur. - Peut-être parce que tu ne peux pas les toucher, sinon non seulement tu réduirais considérablement le nombre de tes lecteurs, mais en plus tu serais fiché comme bipède aux dons bizarres. Et puis vous autres vous n'aimez pas trop quand des bêtes mangent vos congénères, donc t'aurais d'autres ennuis, sûrement plus graves.
Je levai les yeux au ciel, ne prit même pas la peine de rétorquer, et sortis en refermant la porte à clefs derrière moi. Tout en descendant les escaliers, je jetai un coup d'oeil à ma montre. Presque treize heures. Et je ne serai pas rentré chez moi avant minimum vingt heures... Un profond soupir m'échappa. Bon sang, cet après-midi allait être long. Atrocement long.
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Je n'avais tué personne. Promis. Et je n'avais même pas grogné. Bon, peut-être un peu. Mais personne ne l'avait entendu, ni n'avait rien vu. J'avais arboré mon sourire typiquement commercial et artificiel, et le pire c'est que ça avait marché. Enfin, je ne savais pas pourquoi je continuais à m'en étonner, puisque ça marchait toujours... A croire que mes lecteurs étaient trop... Je ne sais pas, distraits dirons-nous, pour remarquer je n'étais pas vraiment honnête. Ce n'est pas que je ne les aimais pas, je respectais et remerciais les personnes qui prenaient le temps de lire mes ouvrages et les appréciaient, mais... J'aurais préféré qu'ils restent loin de moi. Ces mondanités m'usaient. D'accord, je savais que je devais me montrer un minimum en public pour conserver un minimum de succès (si on pouvait appeler ça comme ça, parce que je ne suis pas non Lovecraft) mais parfois j'en avais juste assez, ça me donnait presque envie d'abandonner l'écriture pour me consacrer entièrement à la musique. Mais bref...
Après être sorti de la librairie où j'avais passé l'après-midi le cul vissé sur une chaise, à signer mes propres bouquins, j'avais décidé de m'accorder un peu de détente. Pour ça, rien de plus simple. J'entrai dans le premier bar qui passait. M'étant habillé assez décontracté, je ne faisais pas tâche au milieu des autres clients, et c'était tant mieux ! Je ne voulais pas me faire remarquer ce soir. Tout ce que je voulais c'était qu'on me foute la paix. Je pris donc place au bar, passant mes mains sur mon visage avec un énième soupir. Sans vraiment accorder un regard à la personne qui se trouvait de l'autre côté du comptoir, je devançai la question qui n'allait pas tarder à franchir le seuil de ses lèvres en commandant un whisky. Simple, mais efficace. C'était ce qui me fallait.
- Eh ben, c'est pas la grande forme. - Pas vraiment, non. Et si tu pouvais me foutre la paix, ce serait sympa. grognai-je en me tournant vers l'origine de cette voix... Sans rien voir. Ohlà, okay d'accord... Et je n'avais même pas commencé à boire. - J'suis en bas, hein. - De quoi... ? Qu'est-ce que c'est que ce bordel... ?
... Une souris. J'avais parlé à une souris au beau milieu d'un lieu public. Une souris qui venait de se carapater quelque part vers le mur du fond, cherchant sûrement le refuge d'un trou qu'elle connaissait bien. Oh bon sang... Mais quel con je pouvais être parfois !
Quand je vous disais qu'il y a des jours où on ferait mieux de rester couché ! Parler à une souris au beau milieu d'un bar... Pas bondé, d'accord, mais un bar tout de même. Mais bon sang, où avais-je la tête ? La prochaine fois ce serait quoi ? Je taperai la discute avec un ornithorynque en plein Central Park ? Ou encore mieux, j'allai débattre de l'intérêt de la touche dans les peintures romantiques françaises du XVIIIème siècle avec un blaireau dans un restaurant lors du coup de feu de midi ? Bon, c'est vrai que mon don du langage des bêtes me faisait parfois perdre mes repères. Les limites entre paroles d'animaux et d'humains devenaient souvent floues, et de plus en plus ces derniers temps, ce qui -comme maintenant- avait le don de me mettre dans des situations impossibles... Et pour le coup, je priais Freye que personne n'ait remarqué ma maladresse...
Eh bien c'était raté. La prochaine fois, je ferais mieux de tester une autre divinité. La barmaid n'était pas aveugle, ni sourde. Et à l'évidence, elle n'avait pas non plus sa langue dans sa poche.
- Oook mon gars. Alors… on va tout de suite mettre les points sur les i, t’as pas l’air dans ton assiette, alors si t’es bourré, on va s’arrêter à un whisky. parce que si tu commences déjà à causer avec un rongeur, ça va pas aller en s’améliorant.
Pour toute réponse, je levai les yeux au ciel, une main tenant le verre qu'elle m'avait servi cinq minutes à peine auparavant. Certes, je devais avoir l'air d'un illuminé sur l'instant, mais je n'en ai étais pas un. Et croyez-moi, il m'en fallait beaucoup, mais alors beaucoup plus que ça pour être saoûl... Du coin de l'oeil, je la vis s'éloigner un peu pour s'occuper d'autres clients. Quelque part, ça m'arrangeait. Qu'elle me lâche la grappe, un peu. Avec un nouveau soupir, je levai le verre et en avalai le contenu d'un coup. Ca faisait du bien par là où ça passait ! Un léger sourire étira le coin de mes lèvres. Là, ça commençait déjà à aller mieux, mine de rien. Comme dirait l'autre, il en faut peu pour être heureux ! Mais voilà que la demoiselle de toute à l'heure revenait à l'assaut (image un peu violente étant donné les circonstances, d'accord, mais là je le ressentais comme ça). Sauf que cette fois-ci, son attitude avait quelque chose de moins... Agressive ? Ouais, un truc dans ce goût-là. Assez surpris de ce revirement, je haussai légèrement un sourcil. Bah, mais après tout, hein... D'après ce que je pouvais déduire, en lisant entre les lignes, elle avait deviné que j'étais un mutant. Peut-être en était-elle une, elle aussi ? Bon sang, ce que je pouvais regretter mon apparence de loup, parfois... Sans que je sache vraiment pourquoi, sous cette forme, je pouvais deviner qui appartenait à mon espèce ou non. Ca n'avait rien de fiable, mais en général ça me donnait d'assez bonnes indications. Bon, qui ne tente rien n'a rien, hein ? Et puis de toute façon la Purge c'est derrière nous, n'est-ce pas ?
- Alors pour commencer, je t'assure qu'il m'en faudrait bien plus que ça pour que je me mette à délirer. Et pour tout te dire... lâchai-je dans un souffle avant de poursuivre, un ton plus bas. J'entendais cette souris parler aussi clairement que je t'entends toi. C'est l'un de mes... Talents, dirons-nous. Tu pourrais me resservir ? terminai-je tout en poussant le verre vide vers elle. Il allait m'en falloir un petit paquet des comme ça, pour que je me décide à rentrer chez moi. Je n'étais pas près de dévisser mes fesses de ce tabouret, je vous le dis ! ... Ah, et au fait, la souris m'a demandé de te dire que c'était bien joué, quand tu as échangé les verres. Les rongeurs sont bien plus fréquentables que ce que les gens pensent, d'ailleurs. Mais tu t'en fous sûrement.
Ces paroles à peine achevées, je tournai la tête vers la droite. Quelque chose avait attiré mon attention. Tiens donc, mais n'était-ce pas un gang de loubards qui venait d'entrer ? Ah mais si, c'était bien un gang de loubards. Magnifique. Pour le moment ils semblaient plutôt calmes, mais c'est le genre de types à prendre la mouche pour rien, péter un scandale, et foutre le bordel dans les lieux publics. Enfin, croisons les doigts. En attendant, le mec louche de tout à l'heure -qui commençait à tanguer dangereusement, je comprenais mieux pourquoi la barmaid avait inter-changé les verres- préféra pour sa part vider les lieux. Moi, je me contentai de reporter mon regard sur mon verre, désespérément vide, avant de le remonter vers le visage de la jeune femme. Il venait, ce whisky ?
Maintenant que j'y réfléchissais, je crois bien que je n'avais jamais mis les pattes dans ce bar... Enfin, les pieds, pas les pattes. Vous voyez ce que je veux dire, quoi. Navré, parfois les choses ont tendance à s'embrouiller dans ma tête... Bref. Laissant mon regard parcourir l'établissement, pensif, j'en arrivai rapidement à la conclusion que c'était effectivement la première fois que je venais ici. Il faut dire que d'ordinaire, je préférais boire seul chez moi plutôt que dans un endroit pareil. Juste au cas où je vienne à perdre le contrôle de mes pouvoirs, vous voyez. Pas que je sois un monstre aussi redoutable que Fenrir, bien loin de ça même à côté je ressemble à un louveteau tout juste sorti du ventre de sa mère, mais disons que passer d'humain à loup en au beau milieu d'une bande de mecs totalement inconnus et pour certains bien alcoolisés... Je n'appelais pas ça une soirée réussie.
Lorsque la barmaid m'avoua avoir pensé que j'étais fragile, un sourire sarcastique s'esquissa sur mes lèvres. Sans vouloir taper dans les clichés, en tant que natif des pays scandinaves, il fallait dire ce qui était, je tenais très bien l'alcool. Combien de grands costauds s'étaient retrouvés étalés par terre, presque ivres morts, alors que moi je riais, confortablement installé dans ma chaise ? Un certain nombre, vous pouvez me croire ! Quand on n'est pas un cador au niveau de ses dons de mutant, on se rattrape où on peut. Si si. Et en ce qui concernait la partie sur ma nature exacte... Je me contentai d'acquiescer d'un hochement de tête. Pas besoin d'en dire plus, ça suffisait. J'avoue que lorsque la demoiselle se mit à rire alors que j'abordais le sujet de la bonne tenue des rongeurs, j'en fus un peu vexé. Mais il fallait être objectif, c'était risible, effectivement. Donc, je ne m'en offusquai pas. Après tout, ce qui était normal et même naturel pour moi ne l'était pas pour elle.
- Je ne peux pas t'en vouloir, peu de gens apprécient les rongeurs. Pourtant je t'assure qu'ils peuvent être de bonne compagnie. Quand ils ne sont pas de parfaits connards en format de poche.
Eh mais... Elle avait oublié de me resservir ! Mon regard suivit le sien, pour se poser sur la jeune femme à laquelle elle avait certainement évité de vivre une nuit cauchemardesque en inversant les verres, tout à l'heure. S'inquiétait-elle de son sort ? Sûrement. Au moins un peu. Sinon elle ne serait pas intervenue. Lorsqu'elle reporta finalement son attention sur moi, la barmaid me servit enfin ce verre que je lui avais demandé en s'excusant, et je la remerciai à mi-voix.
A partir de là, j'avoue que je m'étais quelque peu perdu dans la contemplation du liquide roux et doré qui se trouvait juste devant mes yeux. Le reste, autour de moi, n'existait plus vraiment. Plus pour le moment. Je songeais à mon prochain livre, les remontrances de mon éditeur pour mon retard dans son écriture, mes cours au conservatoire, et même à mon pays natal. Nostalgie, douce nostalgie... C'est dans ces moments-là que l'envie de plier bagage pour retourner en Finlande se faisait pressante. Qu'est-ce qui me retenait à New York ? Moi-même je ne le savais pas vraiment...
Un sifflement me tira de mes pensées, et m'arracha presque un grognement. Ce genre de sons ne me plaisaient pas le moins du monde. Les gens ne sont pas des chiens, on ne les siffle pas. Du moins pas quand on a reçu une éducation décente. Mes yeux se portèrent vers l'autre bout du comptoir. Bah tiens... Qu'est-ce que j'avais dit à propos des loubards de tout à l'heure, hein ? Voilà que l'un d'eux commençait déjà faire son intéressant. Eh mais... D'où il osait poser ses sales pattes sur elle ? Brute épaisse... Cette fois-ci, un grondement rauque roula au fond de ma gorge. Trop bas pour que quiconque puisse l'entendre.
- Je ne te le fais pas dire... marmonnai-je en passant le bâillon à ma part animale qui commençait à un peu trop vouloir se manifester à mon goût. En fait, c'est la première fois que je viens. Mais si tu me dis que les gens "talentueux" ne manquent pas, il se pourrait que je revienne de temps en temps. Je te remercie ! D'ailleurs, moi c'est Leif. Histoire que tu saches à qui tu t'adresses.
Elle pouvait tout aussi bien me retourner la politesse ou l'ignorer, peu m'importait. Au moins, personne ne pourrait me reprocher d'avoir fait mon sauvage, une fois de plus. Je portais mon verre à mes lèvres, lorsqu'on me donna une tape pour le moins... Vigoureuse dans le dos, ce qui manqua de me faire renverser une bonne partie du contenu du verre en question. Okay... Restons calme.
- Eh, mec ! Le courant a l'air de plutôt bien passer entre toi et la p'tite poulette là. Tu me branches ? Lentement, je tournai la tête vers le type qui venait de s'asseoir à ma droite. L'un des gars du groupe de l'autre brute de tout à l'heure. Je haussai un sourcil, d'un air sceptique. Il était sérieux, là ? Et si jamais moi je voulais repartir avec elle pour passer une nuit à froisser les draps, hein ? Bon, ce n'était pas le cas, d'autant plus que je préférais les hommes, surtout ces dernières années, mais quand même ! D'où il avait vu que j'étais à son service, cet espèce de gorille dégénéré ? Bah tiens, va te faire voir !
- Parce que tu n'es pas capable de draguer par toi-même ? En même temps vu la tête que tu te paies, pas étonnant que tu aies besoin d'un appui extérieur pour te valoriser ! Fous donc la paix à la barmaid, laisse-la faire son boulot, et retourne te bourrer la gueule avec tes potes.
... A votre avis, combien de temps avant que l'information ne lui monte au cerveau et que je me mange son poing en pleine truffe ? Enfin, en plein visage, pardon.
Aux paroles de la barmaid, je me contentais de répondre d'un hochement de tête. Certaines personnes prenaient des rats ou des souris comme animaux de compagnie et en étaient très contents, c'est vrai. Personnellement, Garfield suffisant amplement. Heureusement pour moi qu'il n'était ni obèse ni accro aux lasagnes, mais en revanche il avait aussi mauvais caractère que le personnage de BD dont il portait le nom... A croire que les noms ont réellement une influence sur la personnalité. Même si je ne croyais pas des masses à ces genres de trucs.
La tête que la jeune femme fit quand je lui donnai mon prénom fendit mon visage d'un sourire. Ce n'était pas la première fois qu'on réagissait de cette façon, et encore, elle ne m'avait pas fait répéter je ne sais combien de fois avant de comprendre ! Ce dont je la remerciai en mon for intérieur, d'ailleurs. Retenant un léger rire, je lui répondis le plus simplement du monde :
- Ici c'est original, oui... Pas d'où je viens. Je suis Finnois. Et encore, dis-toi que tu as échappé à mon nom complet, malheureuse ! ajoutai-je en laissant échapper un éclat de rire. Ne t'inquiète pas, ce n'est pas demain la veille que tu m'entendras te siffler, j'ai trop de neurones pour ça.
... J'ai le chic pour m'attirer les ennuis. Soit j'ai un karma pourri, soit c'est tout simplement qu'au fond, je dois aimer me retrouver dans la panade. A ce stade-là, je ne voyais plus que ça ! Et si j'étais masochiste sans le savoir ? Voilà qui expliquerait bien des choses... Ma tendance suicidaire à enquiquiner un certain grand poney à huit jambes, la façon que j'avais de provoquer des personnes bien trop fortes par rapport à mon gabarit d'humain... Parce que si sous mon apparence de loup j'étais en mesure d'envoyer voler une voiture d'un coup d'épaule, en tant que bipède... J'étais pas différent du commun des mortels. A part ma capacité à communiquer avec les animaux, mais ça... Vous croyez vraiment que ça puisse servir dans une situation pareille ? Eh bien non. Encore, il y aurait eu des chiens dans le coin, j'aurais éventuellement pu négocier un coup de patte -les hommes aussi costauds soient-ils ont tendance à reculer quand une meute de corniauds de mauvais poil montrent les crocs- mais là, c'était le désert de Gobie pour moi. Il allait falloir trouver autre chose pour me sortir de ce mauvais pas...
Oh, Amber a bien tenté d'arrêter l'espèce d'abruti fini qui semblait persuadé qu'il avait une chance de me faire peur, mais... Peine perdue. La balourd en question la repoussa sans ménagement, avant de m'expédier son poing en plein dans la figure. ... Aïe. Okay, ça faisait un moment que je m'en étais pas mangé une comme ça. Au moins, ça avait le mérite de remettre les idées en place ! Durant un bref instant, la douce perspective de me changer en loup pour lui bondir à la gorge et y planter mes crocs me tenta horriblement. Qu'est-ce qui me retenait, hein ? Rien ni personne. Enfin... Pas vraiment. Un rapide coup d'oeil autour de moi réveilla ma prudence. Nous n'étions pas seuls, et parmi ces personnes, peut-être certaines m'avaient reconnu -les joies d'être un auteur qui vend plutôt ses bouquins ET d'être professeur de musique au conservatoire de la ville- donc si je métamorphosais là... Ca n'apporterait rien de bon.
Tandis que je tentais de faire le point, l'esprit encore un peu embrumé par le coup que je venais de recevoir, mon "agresseur" (parce qu'avec un type aussi ridicule ça mérite des guillemets) chancela quelque peu. Perplexe, je clignai des yeux sans comprendre ce qui venait de se passer. A vrai dire, je ne parvins à le réaliser que lorsque la voix d'Amber attira mon attention, et acheva de me ramener les pieds sur terre.
- ... Ca va, oui. J'ai connu bien pire. répondis-je en décrochant les mains du type de mon col pour le pousser un peu plus loin, titubant encore sur ses jambes. J'avais connu pire. Comme tout les mutants de cette ville. Si vous aviez des videurs ou quoi que ce soit qui s'en rapproche, ce serait le moment qu'ils rappliquent, parce que notre ami là est en train de rassembler ses esprits, et j'ai l'impression que ses potes ne vont pas tarder à débarquer pour me refaire le portrait...
Et j'y tenais un peu, à mon visage. Faut pas croire, mais ça fait vendre une tronche pas trop moche à regarder. Et puis je tenais à mon capital séduction, même si ces temps-ci il ne me servait pas des masses. Eh, faut pas déconner non plus ! En face de moi, le gros lourd finit par revenir à lui, et me lança un regard incendiaire. Oh, c'était pas de ma faute le coup de genou, pourquoi il me regardait comme si j'étais le responsable de tout ses malheurs ? ... Bon, sans mauvaise foi, il faut avouer qu'à la base c'est moi qui l'ai mis là-dedans. Mais il n'avait qu'à pas réagir comme un débile, aussi ! Faut pas tout me mettre sur le dos... Sans plus réfléchir, il se rua sur moi. L'alcool ne devait pas l'aider à agir intelligemment, pas plus qu'il ne l'aidait à tenir debout. On pouvait distinctement le voir tanguer, mal assuré. Il ne m'en fallut pas plus pour en profiter. Je n'ai rien d'un boxeur, mais là je n'en avais pas besoin. Hop, je me décalai à peine sur le côté pour l'éviter, laissant volontairement traîner ma jambe sur son chemin. Comme prévu, il se prit les pieds dedans, et emporté par son élan, finit sa course la face dans le mur voisin.
Un sourire presque narquois étirant mes lèvres, je croisai les bras et m'appuyai dos contre le comptoir, tout en lançant une remarque bien sentie en Finnois, mais qui perdrait ici tout son intérêt si je prenais la peine de la traduire. Si si, croyez-moi...
- Voilà ce qui arrive quand on compte davantage sur ses muscles que sur sa tête. Navré pour les dégâts causés, Amber, je rembourserai la casse. lançai à la jeune femme en reportant mon attention sur elle.
Plus loin, le reste de la bande semblait hésiter sur le comportement à adopter, tout comme le reste des clients. Ces derniers se contentaient sûrement d'attendre de voir comment les choses allaient tourner, histoire de savoir s'il fallait mettre les voiles ou s'ils pouvaient rester, mais pour les premiers... Je pouvais presque entendre les rouages rouillés de leurs cerveaux s'activer pour déterminer s'il valait mieux foutre le camp ou chercher à "venger" leur pote. Si cette bande de macaques optait pour la seconde option... Je prendrai la poudre d'escampette.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que cet homme avait moins de neurones que la moyenne. Et encore moins à présent qu'il s'était méchamment cogné la tête contre le mur. A ce qu'il paraît, les chocs violents de ce genre en suppriment pas mal. Pour ma part, je me contentais de l'observer, tandis que l'un des videurs intervenait enfin. Mais seulement pour le jeter dehors. Heureusement que je suis le genre de personne à savoir se défendre un minimum, sinon je n'aurais pas donné cher de ma peau, ce soir... Peut-être le propriétaire de l'établissement devrait-il penser à engager de nouveaux gros bras, qui seraient plus rapides à la détente. Ce serait malheureux que des clients s'entre-tuent, ou que la clientèle perde en qualité à cause de petites frappes dans ce genre-là. D'autant plus que c'étaient rarement ces gugusses-là qui permettaient de remplir le tiroir-caisse, mais enfin...
La barmaid reporta son attention sur moi, après m'avoir rétorqué qu'il était hors de question que je débourse le moindre centime pour les dégâts occasionnés. Pourtant, ce n'était pas ça qui allait me mettre sur la paille, loin de là... Mais bon, au fond il est vrai que je n'en étais pas responsable. Ceci dit, je doutais que les malabars de tout à l'heure soient bien enthousiastes à l'idée de débourser une telle somme... Je pris le verre que la jeune femme me tendait, et avalai son contenu cul sec. Mine de rien, ça fait du bien par où ça passe ! J'avoue, je fus un peu surpris de voir Amber venir s'enquérir de mon état. Peut-être l'avais-je mal jugée en la prenant pour une asociale ? Ou bien essayait-elle de corriger le tir ? Plus jeune, j'avais été assez renfermé sur moi-même, ce n'est qu'au prix de grands efforts et de coups de pied aux fesses que je m'étais enfin décidé à aller vers les gens. Alors si c'était bien son cas, je pouvais comprendre, quelque part. Je lui souris légèrement alors que ses doigts se posèrent en douceur sur ma joue.
- Non. Enfin, pas tant que ça. Il aurait pu cogner plus fort que ça, j'ai eu de la chance. Et je ne mentais pas, je vous assure ! L'alcool ou bien le manque de précision, je ne sais pas trop ce qui l'avait empêché d'y mettre toute sa force, mais j'étais loin de m'en plaindre. Je veux bien de la glace, effectivement. Et s'il y a un bleu, tant pis ! Dans mon métier, peu importe la tête que j'ai, ça ne me pénalisera pas. Puis très franchement, je m'en moque.
Je laissai échapper un petit rire à sa remarque, tandis qu'elle repartait servir d'autres clients. A sa place, j'aurais été dans le même cas, à n'en pas douter. Tranquillement, je me rassis au bar, posant un coude sur le comptoir, observant la pièce. C'est vraiment étrange à quel point les gens peuvent faire comme si de rien n'était alors qu'une bagarre générale avait manqué de peu d'éclater... Je fus tiré de mes pensées par le retour d'Amber, qui me tendit la glace promise. C'est avec un infime soupir soulagé que je la remerciai, et posai ladite glace sur ma joue endolorie. Bons dieux ce que ça faisait du bien...
- Ne t'inquiètes pas pour moi, je peux courir bien plus vite qu'eux. Et beaucoup plus longtemps. Et puis au pire, je n'aurais qu'à hurler à la lune pour appeler quelques chiens errants à la rescousse. glissai-je en ricanant légèrement, lui adressant un clin d'oeil. Crois-moi, les types dans leur genre se dégonflent vite quand ils ont une meute de toutous des rues qui leur gronde dessus. Je suppose que tu sais te défendre, mais je te conseille tout de même de faire attention quand tu sortiras, toi aussi. Sait-on jamais... Des fois qu'ils soient aussi stupides qu'ils en ont l'air. A ce propos, si tu as une porte de service ou une issue de secours, ce serait peut-être plus sage que je m'en aille par là...
Je n'allais pas m'attarder beaucoup plus, j'avais déjà causé suffisamment de problèmes comme ça en une soirée...