Il presse le pas dans les rues new-yorkaises en réajustant son blouson à carreaux discret. Aussi discret que l’homme qui le portait, d’ailleurs, se glissant dans la foule des passants pressés pour entrer dans le bâtiment abritant les bureaux du Daily Bugle. Sans perdre de temps, il accroche une épingle au-dessus de son cœur indiquant « Tommy Summerfield, Reporter », et ordonne ses cheveux blonds d’une main en se regardant dans le miroir. Croisant son regard bleu, profond, le jeune homme de la trentaine esquisse un léger sourire, timide. Voilà quelques années qu’il travaille ici, et s’il connaît la maison, Tommy est connu pour sa grande pudeur et sa timidité. Il était étrange de le trouver si effacé lorsqu’il n’était pas sur le terrain, en interview ou autre, où il donnait le meilleur de lui-même, obtenait d’excellent résultat et entretenait l’illusion d’être parfaitement à l’aise. Il s’impliquait juste et faisait des efforts, prenait sur lui. Il avait aussi une sorte de sixième sens qu’en plaisantant il appelait « sonar » et qui lui indiquait quand quelque chose allait lui tomber dessus. Ce matin, son « sonar » s’était activé, et c’est pour cela qu’il semblait un peu plus nerveux qu’à son habitude.
Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, il y entra et appuya sur le bouton de l’étage 8, serrant sa valisette entre ses doigts, chantonnant mentalement le Dream Lover de Bobby Darin. A peine sorti de la cage de fer, Tommy eu tout juste le temps de rendre son salut à la secrétaire de son chef, Brittany, avant d’être happé par ce dernier – comme quoi, son sonar avait une fois de plus vu juste. Il entra dans le bureau de « Evans, Main Droite du Directeur Lee », Stanley de son petit nom. Ce dernier, assez grand, carré sans être vraiment musclé, une petite moustache et un crâne dégarni qui commençait à ressembler à une piste d’atterrissage à mouches orné encore de quelques cheveux châtains tout autour, passa derrière son bureau pour s’installer dans son fauteuil en lui désignant la chaise. Protocole non-obligatoire pour eux, mais suivie à la lettre par habitude : Tommy s’empressa donc de s’asseoir en se forçant à rendre à Stanley le sourire amical qu’il lui lançait.
« Tommy, Tommy… Je pense que vous n’exploitez pas vos performances autant que vous le pourriez. »
Le jeune reporter se tendit légèrement en se demandant ce que cela signifiait. Il appréciait Stanley, qui se comportait un peu comme le père de leur petite équipe, mais se méfiait souvent de ce qui pouvait arriver. On avait beau lui dire qu’il fournissait un excellent travail, il avait du mal à y croire, sans fausse modestie. Il ne se sentait pas vraiment à la hauteur sur beaucoup de plans dans sa vie, voire même un peu trop différent dans le mauvais sens du terme. Et il avait peur que, parfois, son égarement et amourette avec un soldat de l’Ouest en partance pour l’Europe et la Seconde guerre mondiale ne se sache et lui fasse du tort, mais son chef s’empressa de le rassurer :
« Je pense que vous valez bien mieux que d’être… Photographe et reporter de la faune marine… - Mais… Mais… M- »
Tommy s’arrêta net en s’empourprant. Lorsqu’il devenait un peu trop de nerveux, il avait tendance à bégayer, ce qui l’indisposait encore plus. Un léger sourire barra le visage de Stanley qui croisa les doigts en secouant doucement la tête :
« Je sais ce que vous allez dire. J’aimerai surtout que vous teniez une conférence sur votre dernier article sur votre méduse, la turi… La méduse immortelle. - Turritopsis Nutricula. - … Voilà, parfaitement. Il a beaucoup intéressé les communautés scientifiques et médicales. On vous a arrangé un créneau dans le Salon de demain soir. - Demain soir ? » S’étrangla Tommy.
Si la plupart des animaux marins connus n’avaient aucun secret pour lui et qu’il pourrait vous en faire mille exposés durant des heures, il y avait une différence avec parler de tout ça devant un regroupement des meilleurs cerveaux de la ville, du comté, de l’Etat et peut-être même du pays. Le regard d’Evans ne lui laissait pas le choix, et il hocha doucement la tête avant que celui-ci ne termine :
« Avoir une interview et un reportage ou deux sur ce beau monde ne ferait pas de mal au Daily Bugle ni à votre carrière, au contraire. La médecine et la science vont connaître d'incroyables progrès, je le sens, et nous pouvons prospérer grâce à cela. Si vous parveniez à nouer quelques contacts, cela vous serait on ne peut plus favorable. - Vous avez quelques préférences, peut-être ? » demanda doucement Tommy en déglutissant.
Stanley passa son index et son pouce sur sa moustache, comme pour la lisser, tout en faisant mine de réfléchir. Le reporter savait parfaitement qu’il avait déjà sa petite idée bien arrêté.
« Eh bien, en tête de gondole, on a Stephen Strange, l’éminent chirurgien… Mais après, faites ce que vous pouvez, quoi que je ne doute pas une seule seconde de vos talents et de vos applications dans votre travail, Tommy. - Le Doctor Strange ? Hm, d’accord… »
Un léger sourire s’étira sur les lèvres de Tommy, plus pour se rassurez lui-même que pour rassurer Stanley. Il allait avoir du pain sur la planche.
Son cœur battait la chamade tandis qu’il réajustait son nœud papillon, réarrangeant une dernière fois ses mèches de cheveux rebelles, les domptant avant d’être à peu près satisfait de son image. Un taxi allait arriver pour lui d’ici quelques minutes, il n’avait plus de temps à perdre : Tommy dévala les marches des deux étages de l’immeuble dans lequel il vivait pour se retrouver sur le trottoir. Plié en quatre dans la poche de son costume d’occasion, son discours était prêt, peaufiné une grande partie de la nuit et de la matinée. Il avait passé le reste de la journée à s’entraîner à parler sans avoir l’air de lire son discours. Il n’en avait pas vraiment besoin, étant incollable sur le sujet… Il fallait dire qu’il avait son petit secret inavouable qui l’aidait énormément. Monsieur Summerfield était, en effet, un mutant devenant une sirène lorsqu’il était plongé dans l’eau. Et il ne faisait pas vraiment bon vivre d’être un mutant, alors un mutant qui avait des tendances homosexuelles, même s’il tentait de les refouler, c’était du suicide.
Le taxi se gara devant l’entrée du bâtiment, peu de temps après que le jeune reporter en soit sorti. Il entra à l’intérieur du véhicule, et donna l’adresse de la grande salle polyvalente qui servait à recevoir tout ce beau monde ce soir. Tommy faisait quelques lents et discrets exercices de respirations pour diminuer son stress, rester calme. Ce n’était pas la mer à boire, après tout, il s’agissait juste de faire un petit exposé et de rencontrer des gens. Un peu ce qu’il avait l’habitude de faire, en somme, ça ne le changeait pas vraiment de son boulot habituel, si ce n’est que d’habitude ses reportages étaient écrits et qu’il n’avait pas l’habitude d’être plongé au milieu d’aussi éminents scientifiques. Lorsque le taxi se gara devant la salle polyvalente, sa gorge se noua un peu. Il ne pouvait pas reculer. Descendant du véhicule après l’avoir payé avec un pourboire, il réarrangea une dernière fois son nœud papillon avant d’entrer dans le bâtiment.
Tommy se sentit immédiatement de trop. Les costumes étaient trop guindés, les démarches trop altières. Il se sentait ridicule au milieu, avec son costume d’occasion, comme s’il n’avait été qu’un serf s’étant retrouvé par il ne savait quel hasard à danser au milieu des valses de la cour royale. Il avait l’impression qu’on l’évitait, ou que les rares personnes qui venaient s’enquérir de qui il était, et quoi, ne restait jamais très longtemps en sa compagnie. Son esprit n’était certainement pas assez développé pour avoir l’immense honneur de pouvoir converser plus longtemps avec ces personnes-là. Il échappa un léger soupire lorsqu’il fut appelé sur scène, sortant nerveusement ses feuilles. Lançant un regard anxieux à l’assemblée, il commença à lire les premières phrases. De très légers raclements de gorges lui parvinrent, faisant des nœuds dans son estomac. Il ferma les yeux quelques secondes, pour mettre ses idées au clair. Puis il balança ses feuilles.
S’il manquait de modestie, il aurait jugé parfait son discours sur la Turritopsis Nutricula, mais il était juste un peu fier de lui, fier d’avoir réussi cette épreuve et d’avoir su parler sans hésitation et avec une expertise que lui seul maîtrisait en la matière, de la petite méduse dite « immortelle ». Il avait expliqué en quelle circonstance, et si aucune menace extérieur ne venait la tuer, celle-ci était capable de se régénéré pour passer revenir du stade de « sénior » à celui de « nouveau-né ». Il était assez fier d’avoir pu capter leur attention, leur prouver que s’il n’avait pas leur expérience ou leur intelligence lui-même pouvait briller dans son domaine… Et même leur être utile.
Lorsqu’il descendit de l’estrade, il avait l’impression d’être un autre homme. Certain, trop fier, continuaient à l’ignorer, mais d’autres venaient lui demander des précisions, poser des questions sur la fascinante créature qui semblait être ce qu’il manquait à beaucoup d’expériences pour réaliser le fantasme de la vie éternelle. Tommy le reporter refaisait surface, parlant avec une certaine aisance d’un sujet qu’il maîtrisait, rebondissant pertinemment sur d’autre. Il avait sorti son carnet d’adresse, récupérant quelques cartes de visites (Stanley allait être heureux), les remerciant avec son sourire innocent et ses grands yeux bleus. Mais toute sa maîtrise de lui vacilla et manqua de s’effondrer à la vue d’un homme. Plus droit que les autres, certainement plus fier, il portait avec une élégance inégalable un costume trois pièces certainement hors de prix. Lorsque Tommy croisa son regard métallique, il détourna les yeux en s’empourprant légèrement.
Quelque chose se tordait dans son estomac, et il prit le temps d’inspirer et expirer calmement. Ce n’était pas le moment, pas le moment du tout que ses pulsions interdites et honteuses ne refassent surface. Pourtant, cela faisant longtemps qu’il n’avait pas trouvé quelqu’un si attirant. Allons, Tommy. Reprends-toi. s’ordonna-t-il, jusqu’à ce qu’une voix grave le fasse légèrement sursauter. C’était lui. Lui, qui venait parler à un reporter comme Tommy.
« Monsieur… Summerfield, c’est ça ? Beau discours. Très intéressante créature, cette Turritopsis Nutricula. Je suis le Dr Strange, enchanté. - Appelez-moi Tommy. » lança-t-il par réflexe, en arrangeant un peu nerveusement son nœud papillon.
Le chirurgien lui lançant un regard, le détaillant des pieds à la tête avec une légère moue que Tommy ne parvint pas à identifier.
« Stephen, mais Strange fera l’affaire, pour le moment. » Tommy tiqua légèrement à la fin de sa phrase, mais il reprit : « Votre nœud papillon est bien fait, ne vous inquiétez pas. Quoi qu’il n’arrange absolument pas cet affreux costume, heureusement que vous êtes assez bon garçon pour arranger ça. »
Tommy déglutit un peu, ce qui arracha un sourire à Stephen. Il passa un bras dans son dos pour l’entraîner un peu plus loin, près des banquets, où il lui tendit une coupe de champagne. Le mutant s’en empara délicatement, essayant d’avaler ce que le chirurgien venait de lui dire sans perdre la face. Et sans s’effondrer ni partir en courant, rouge de honte.
« Étonnamment, je vous imagine plutôt en train de photographier ce canon… Le mannequin, là… Brunnhilde, voilà, plutôt que de venir présenter quelque chose ici. Et, encore plus étonnant, vous êtes certainement le seul qui ait traité d’un sujet qui m’était inconnu et qui était excessivement intéressant. - Je… Merci ? - En dépit de ces guenilles, vous êtes intéressant. N’en doutez pas une seule seconde. »
Tommy rougit un peu plus en prenant une gorgée de champagne. Compliments ou reproches, il ne savait pas vraiment comment prendre les paroles de l’homme, comme il avait du mal à en détacher son regard. Il devait faire un effort. C’était Strange que voulait Evans, et donc l’objectif de Tommy. Son Saint Graal.
« On dit que vous êtes le meilleur dans votre domaine, et- - Je le suis. Vous ne le croyez pas ? - Si, évidemment que si, et- »
Stephen poussa à nouveau Tommy dans une autre direction, désirant apparemment ne pas partager le reporter et ses connaissances sur la « fontaine de jouvence ». Il l’entraîna vers la sortie, prenant le jeune homme de court.
« Après votre prestation, cela va devenir d’un ennuie pour quelqu’un comme moi. Nous pourrions discuter ailleurs… Peut-être un autre jour, aussi, il se fait tard. Où est votre voiture ? - Oh, eh… Je-je-je » Tommy pinça les lèvres en essayant de faire cesser ses bégaiements, avant de reprendre : « Je n’ai pas de voiture. Je suis venu en taxi. »
Le Docteur Strange arqua un sourcil en le détaillant à nouveau, et eu une légère moue qui semblait signifiait qu’il se trouvait bête de ne pas l’avoir compris plus tôt. « Je vous raccompagne. - Oh, non, ne vous embêtez pas pour moi, je vais simplement appeler un taxi et- - Non, non, j’insiste, vous n’allez pas payer quelqu’un pour vous conduire alors que je me propose pour le faire. Vous êtes entre de bonnes mains, et si vous aviez un accident en taxi je m’en voudrais, un peu. Et je ne pourrais certainement pas vous opérer car vous n’auriez certainement pas les moyens de vous payer mes services, mais passons. »
Tommy acquiesça légèrement. Il ne se sentait pas vraiment en mesure de refuser la proposition, ni même l’envie, pour tout avouer. Il monta dans la voiture, presque timidement, ayant peur de l’abîmer ou de la salir – de faire quelque chose qui puisse déplaire à son possesseur.
« Où vivez-vous ? - Dans le Queens. »
Stephen lui lança un regard en coin, avant de démarrer la voiture. Sur le trajet, il parla plus que Tommy ne parla, mais cela ne dérangea en rien le reporter, bien au contraire. Lorsqu’il se gara finalement devant l’immeuble, il observa le bâtiment avec une certaine perplexité. Cela devait lui sembler être un véritable taudis, et Tommy se sentit honteux sans savoir réellement pourquoi. Il avait l’impression d’être jugé sans aucune pitié.
« Ce fut un plaisir. » fit simplement Stephen lorsque le mutant ouvrit la porte. « Peut-être pourrions-nous nous revoir ? » répondit brusquement Tommy.
Au sourire en coin qui se dessina sur les lèvres du chirurgien, il baissa les yeux en se forçant de ne pas s’empourprer. Pourquoi réagissait-il comme ça ? Il secoua la tête pour se reprendre, oublier les erreurs qu’il avait pu commettre – on en commettait tous :
« Je veux dire, vous pourriez, peut-être, m’accorder… Une interview ? »
Stephen sembla réfléchir un instant, les mains sur son volant, détaillant son vis-à-vis. Puis son sourire s’adoucit légèrement, apparemment satisfait :
« Oui, pourquoi pas. Gardez ma carte de visite, vous n’avez qu’à appeler ma secrétaire, quand vous voulez. Dites que c’est à propos de la méduse, je saurai me souvenir que c’est… Prioritaire, on va dire. -Merci. » souffla Tommy d’un air soulagé avant de sortir de la voiture.
Stephen secoua légèrement la tête, et démarra pour quitter le quartier dès que le reporter fut sur le trottoir. Tommy observa la voiture s’éloigner quelques instants, avant de rentrer chez lui, un sourire ravi aux lèvres.
Tommy avait passé une excellente nuit, bien meilleure que toutes celle qu’il avait pu passer depuis un moment. Plus tendu par son travail et trop épuisé pour trouver un réel repos dans ses courtes nuits que par un réel manque de confort : si son appartement n’était pas des plus cosy, il restait tout de même agréable. Sans doute que des gens comme le docteur Strange et ses camardes trouveraient que l’endroit était d’un inconcevable manque de goût et que totalement vétuste, mais Tommy ne le trouvait pas particulièrement déplaisant non plus.
Il était composé de trois pièces, d’une salle d’eau et de toilettes. En ouvrant la porte de l’appartement, vous tombiez sur un petit vestibule, donnant sur une pièce qui pouvait sembler assez spacieuse. Elle comportait le salon et la cuisine, séparée par un bar contre lequel se tenait des chaises. Un canapé avait été posé dans le prolongement du mur du vestibule, donnant l’impression d’une séparation entre le salon et les portes menant aux autres pièces. Une table basse avait été installée face au canapé, et deux bibliothèques - qui semblaient tenir debout grâce à la volonté divine - tapissaient l’angle du mur. Il ne possédait pas la télé. La cuisine, assez petite, était proprette. Une porte sur la droite, la plus proche de l’entrée, menait au bureau qui lui servait également à faire développer ses photos. La pièce semblait minuscule à cause du secrétaire qui prenait énormément d’espace, ainsi que de la table et des fils de linge suspendu dans un coin pour ses clichés. En face se trouvait les toilettes (il avait la chance d’en posséder) ainsi que la salle de bain. Enfin, au niveau de la cuisine se trouvait la porte menait à sa chambre, sur le même mur que son bureau.
C’était là qu’il se trouvait encore, ce matin, ouvrant les yeux sur son plafond couleur bois assez clair et tâché par le temps. Un petit lustre pendait, et les fils auraient pu en inquiéter quelques-uns, mais tant que ce n’était pas dangereux il n’allait pas payer un électricien pour un peu d’esthétisme. Contre un mur étaient adossé une commode et une armoire et, sur le mur d’en face, sous la fenêtre, son lit. Une place et demi, non loin du chauffage, avec un matelas d’assez bonne qualité (du moins, il plaisait à son possesseur). Un sourire s’étira sur les lèvres de Tommy à son réveil, alors qu’il n’avait même pas besoin de se lever pour ouvrir le rideau et observer le ciel clair entre deux hauts bâtiments tutoyant les nuages. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait frais, reposé, en pleine forme. Une excellente nuit, donc, et il ne savait pas qui remercier pour cela. La soirée, le docteur Strange, ou tout simplement Stanley qui lui avait donné une journée de « congés payés » pour préparer son apparition de la veille ?
Quoi qu’il en soit, après avoir jeté un coup d’œil à son réveil, il ferma les yeux avec délectation avant de s’étirer. Il avait encore un peu de temps avant de devoir partir travailler, et cette journée s’annonçait des plus agréables. Il se leva du lit pour faire couler l’eau du bain, avant d’aller préparer son petit-déjeuner. Il était guilleret, et attrapa son assiette – bacon et pancakes – qu’il déposa dans un plateau sur lequel trônait déjà un café, avant de se diriger vers la salle de bain. Posant le plateau sur une chaise accolée à la baignoire, il se glissa dans l’eau avec un ravissement non feint, ses jambes devenant une queue de sirène. Il avait besoin d’eau pour garder la forme, ne pas se dessécher ni paraître vieillir trop vite : c’était vitale pour lui, et le point noir de sa mutation. En oubliant que sa mutation était un point noir en soi. Lorsqu’il eut terminé de faire trempette, puis de se préparer, il se dirigea vers son lieu de travail, assez rapidement. « Eh, bel homme. »
Tommy releva rapidement la tête en rougissant un peu, trop occupé à réfléchir à son article pour avoir remarqué Brittany, lunettes au bout du nez et les bras chargés de dossiers. Il cligna des yeux en s’arrêtant, avant de lancer un rapide regard autour de lui. Elle rit légèrement :
« C’est bien à toi que je parle ! Ne prend pas cet air choqué, je ne suis pas la seule à le penser. - Hm… Laisse-moi porter ça, »plutôt que de dire des bêtises.
Brittany le laissa galamment prendre les dossiers, et le mena jusqu’au bureau d’Evans. Elle venait de les classer pour lui, il n’avait plus qu’à vérifier, signer, il ne savait quoi – son job de chef de leur étage. La jeune femme n’avait de cesse de le complimenter, ce qui gênait Tommy plus que cela ne le flattait réellement : il ne savait pas parler aux femmes, il ne savait pas comment il pouvait la complimenter. Il avait peur – et honte – que cet incapacité ne cache quelque chose de plus grave, de plus viscéral. Le reporter souffla de soulagement lorsque Stanley apparu dans son bureau, congédiant Brittany en demandant à Tommy de rester avec lui.
« Alors, comment ça s’est passé ? - Oh, hum. Plutôt bien, il me semble. - Vous avez pu faire des connaissances ? - Quelques-unes, oui. - Le Docteur Strange ? »
Tommy hocha la tête avec un sourire en lui répondant, avant d’ouvrir son répertoire dans le but de montrer assez fièrement la carte de visite de sa cible. Mais il changea rapidement d’avis, rougissant légèrement en remarquant que le chirurgien avait griffonné « Call me, little jellyfish ». Il referma un peu sèchement son carnet, pour reprendre ses esprits : ça ne voulait rien dire, c’était le code pour qu’il puisse être sûr de l’avoir. Parler de la méduse pour faire passer son appel en priorité. Il n’y avait rien de sous-entendu là-dedans, il n’y avait que lui pour voir ça parce qu’il était… Détraqué. Et qu’il pensait trop à ça pour guérir un jour : il devait cesser d’avoir peur pour rien, et il pourrait s’en sortir.
« Hum. J’ai laissé sa carte de visite chez moi, mais il m’a dit de l’appeler. J’ai noté ses coordonnés… Je pourrais écrire un article sur lui, ce qu’il fait. - Vanter ses capacités, aussi. C’est le meilleur dans son domaine. - J’avais cru comprendre. » fit Tommy avec un petit sourire crispé.
Pas que la compagnie de Stephen Strange soit désagréable, mais il était difficile de passer à côté du fait qu’il était effectivement le plus doué comme il était impossible de passer à côté de son ego. Information qu’il ne devrait certainement pas partagée dans un quelconque article pour éviter de s’attirer les foudres de cet élégant médecin. Stanley l’observa, les doigts croisés devant ses lèvres, semblant réfléchir, le sonder. Tommy restait calme, attendant le verdict, qui ne tarda pas à arriver :
« Appelez-le. - J’y comptais bien- - Tout de suite. - Il doit travailler, non ? - Allez dans votre bureau et appelez-le. »
La discussion était close, Stanley s’étant levé pour lui ouvrir la porte. Tommy obtempéra et se rendit dans son bureau, avant d'attraper le téléphone. Il hésita un instant, observant la carte de visite avant de se décider. Ce fut en effet une voix fluette qui lui répondit, loin des tons graves et virils qui composaient celle du chirurgien. Il parla, comme convenu, de la méduse, mais ne put avoir le docteur immédiatement car il était en train d’opérer. Avec un léger soupire lorsqu’il eut raccroché, il attrapa sa machine à écrire, ainsi qu’une feuille et un crayon de papier, pour noter au brouillon le plan de son article avant d’en taper une première version. Il avait du mal à masquer son impatience, et se sentait à un tournant décisif de sa vie. Son sonar était encore à l’œuvre mais cette fois, il n’appréhendait pas : il était heureux.
Lorsqu’il rentra chez lui, le soleil se couchait à peine. Il se laissa tomber avec soupir de soulagement sur son canapé, avant que le téléphone ne sonne. Un grognement étouffé passa ses lèvres tandis qu’il devait se relever pour attraper le combiné : mais son agacement s’envoler aussi vite qu’il était arrivé lorsqu’il entendit la voix trop attendue, trop désirée, au bout du fil.
« Tommy ? »
Il pinça les lèvres pour retenir un frémissement. Il lui semblait étrange d’entendre son prénom et ce timbre de voix – et bien trop agréable. Mais c’est vrai qu’il lui avait demandé de l’appeler Tommy, par habitude.
« Docteur Strange ? - Ma secrétaire m’a dit que vous aviez appelé. - Oui, en effet. Merci de m’avoir rappelé. - Je vous l’avais dit. » souffla le chirurgien. « Je peux vous proposer un rendez-vous ? - Un ren… Oui, oui, bien sûr ! Comme ça vous arrange. - Samedi, Central Park. - J’y serai ! - J’espère bien, ne me faite pas perdre mon temps pour rien. »
Tommy n’eut pas le temps de répondre à cette fustigation, et pinça les lèvres. Avant de sourire. Au moins, il avait eu ce qu’il désirait – et il attendait à présent samedi avec impatience. Ce n’était pas si long que ça : trois petits jours, deux petites nuits. Et il aurait l’occasion de le revoir.
Son sang pulsait juste dans ses tempes, ses joues : il avait le cœur au bord des lèvres. Aujourd’hui, sa vie prenait un autre tournant. Sa carrière prenait un autre tournant. Des nouvelles opportunités se présentaient à lui grâce à un homme, celui qu’il allait rencontrer dans le parc. Gagner en notoriété n’était pas un luxe dans l’industrie du journalisme ; et si cela pouvait lui faciliter la vie… Sans penser à obtenir une rémunération plus élevée, son salaire lui permettant tout de même de vivre convenablement, mais il ne cracherait pas sur moins de contact humain inconnu, moins de mise en avant de sa personne. Tommy avait enfilé ses plus beaux vêtements. Du moins, les plus élégants qu’un homme tel que lui pouvait posséder, ce qui ne devait pas correspondre à l’élégance attendue par le chirurgien ; mais il n’avait rien d’autre. Il y avait pensé tout le reste de la semaine, et samedi ne lui avait jamais semblé aussi loin. Maintenant qu’il y était, le reporter était aussi impatient de se rendre à ce rendez-vous qu’il en était terrifié. La pression pesait sur ses épaules aussi sûrement qu’un sac rempli de plomb : il avait l’impression qu’on en attendait trop de lui, qu’on surestimait ses capacités. Quelques exercices de respiration pour retrouver son calme, et il était sorti.
La journée s’annonçait assez belle. Plutôt ensoleillé, un beau ciel bleu s’étendait au-dessus de New York. Parfois, un nuage ou deux passaient paresseusement devant le soleil, porté par la brise qui agitait les feuilles des arbres. Malgré ce temps radieux, les citadins n’étaient pas trop de sortie. L’hiver venait tout juste de laisser place au printemps, et les températures restaient encore assez basses. S’il n’y avait pas foule à Central Park, ce n’était pas Tommy que ça allait déranger. Il marcha quelques minutes dans le parc, profitant de la verdure environnante, avant de se rendre à l’endroit convenu. Le chirurgien l’y attendait déjà, accoudé à une rambarde bloquant l’accès à l’eau. Il semblait perdu dans ses pensées, son regard navigant sur la surface lisse de l’étang. Est-ce qu’il apprécierait sa mutation, en serait émerveillé, surpris ou… Au contraire, faisait-il parti de ceux qui voyaient les mutants comme une erreur de la nature à éradiquer de la surface de la Terre ? Ce n’était pas vraiment le moment d’y penser, aussi secoua-t-il légèrement la tête en réduisant la distance qui les séparait par de grandes enjambées.
« Monsieur Strange ! - Ah, vous voilà enfin. »
Tommy garda son sourire avant de lancer un rapide et discret coup d’œil à sa montre, ayant soudainement peur d’être en retard. Pourtant, non. Son regard n’échappa pas au chirurgien qui se redressa en lui serrant finalement la main, semblant le détailler des pieds à la tête ce faisant. Le jeune homme ne savait pas trop comment prendre cela ; il ne devait certainement pas être à la hauteur de l’élégance et de la prestance de monsieur, mais il avait fait le plus d’effort que possible. Il avait passait certainement plus de temps à sa salle de bain pour se préparer que Brittany ne devait le faire. Une première.
« Non, vous n’êtes pas en retard, ne vous inquiétez pas, mais j’aurai apprécié que vous le soyez si cela avait pu m’éviter la vue de ces… Chiffons légèrement améliorés. - Je-Je-Je… »
Tommy se tu finalement. Stephen n’avait peut-être pas envie de le voir, après tout, pas avec ces vêtements qui semblaient l’indisposer. Cela donnait-il réellement une mauvaise image du docteur que de le voir en présence d’un homme de classe moyenne ? Il n’était pas un ouvrier, tout de même. L’homme glissa une main sous le coude de Tommy pour l’entraîner plus loin, en direction d’un banc qu’il inspecta rapidement avant de s’y asseoir, invitant le mutant à en faire de même.
« Disons, c’est un peu plus présentable que les guenilles de la dernière fois, mais vraiment, à peine plus. - … Merci ? » demanda timidement Tommy avant de croiser le regard interrogateur de Stephen. « Je peux vous poser des questions ? - Oui, je suis seul. » Il esquissa un sourire ; « Et oui, je suis naturellement doué, un génie depuis… Ouh… Si je disais depuis ma naissance, je passerai pour quelqu’un de terriblement hautain et présomptueux, mais je pense que nous sommes proches de la réalité. »
Tommy – qui avait sorti un carnet et un stylo pour griffonner les paroles du docteur Strange à vive allure – s’arrêta net, éberlué.
« Et vous cherchez quelqu’un, actuellement ? »
La question était sortie toute seule, sans qu’il n’y prenne garde. Il lui fallut faire un effort surhumain pour ne pas devenir rouge pivoine, mais ses joues s’empourprèrent légèrement malgré tout. Stephen arqua un sourcil en le détaillant, avant de laisser son sourire en coin s’étirer, l’air plutôt amusé, et décida de jouer un peu :
« Oh… Il se peut que j’ai déjà trouvé, en réalité. - Oh ? » Le reporter tenta de garder un air neutre, mais il était trop curieux, et pas uniquement pour son article. « Une Madame Strange à venir, alors ? »
Stephen posa doucement ses mains sur le carnet de Tommy, le forçant à l’abaisser. Un sourire taquin avait pris place sur ses lèvres, et son regard était amusé. Il semblait sonder le jeune homme, qui ne se sentait pas spécialement à l’aise à cet instant ; mais cela semblait être un jeu pour le plus âgé. « Mais rien n’est encore fait. Ce n’est qu’une supposition, vous savez… Un coup de cœur. Il faut le travailler, maintenant. Ce n’est pas si simple, c’est une implication sur le long terme, cela ne se prend pas à la légère… Il faut être sérieux, avec ce genre de choses, vous n’êtes pas d’accord ? »
Tommy cligna des yeux. Il était comme paralysé, prêt à imploser, à redevenir l’homme timide et introverti qu’il était lorsqu’il ne travaillait pas. Il n’était encore qu’un jeune homme naïf et plein de rêves que des paroles comme celles-là entretenaient, faisaient briller. Et il se plaisait à rêver qu’une chose aussi douce, qu’un amour qui lui semblait si pur puisse lui arriver un jour. Innocent, crédule, il tomberait facilement dans le piège si on lui en tendait un. Et il aimerait être une femme ouvrant ses bras à cet homme qui affolait ses sens malgré lui et le mettait dans tous ses états… Même si, actuellement, la situation semblait terriblement malaisante. Le reporter pris son temps avant de répondre, tâchant de se calmer pour ne pas se mettre à bégayer et buter sur ses mots.
« Si. Si, je suis d’accord avec vous. - Alors, posez ce carnet, puis posez vos questions. Ne notez pas tout ce que je dis, parlons simplement, et faite votre article sur l’impression que je vous donne. Il sera aussi sincère que vous donnez l’impression de l’être. »
Rassuré, touché par les paroles étonnement aimables qui lui étaient adressées, Tommy s’exécuta, quoi que légèrement sceptique. Il n’avait pas assez confiance en lui pour pouvoir croire qu’il serait capable d’écrire un article convenable sur le docteur, mais l’expérience lui plaisait.
« Et s’il vous manque des informations, cela nous donnera l’occasion de nous revoir. »
Tommy cligna des yeux, et sourit enfin en rangeant son carnet et son stylo : « Faisons comme ça. »
Tommy pianotait pensivement sur sa machine à écrire. La fenêtre de son bureau au huitième étage était entrouverte pour laisser passer l’air. La journée s’annonçait estivale, aux températures plus élevées que celles du weekend. A moins que ça soit juste le reporter qui ait chaud ? Il n’était pas encore midi qu’il n’arrivait déjà plus à se concentrer sur l’article qu’il devait écrire. A vrai dire, il avait envie de passer directement au reportage traitant du Docteur Strange. Car oui, il n’avait pas envie de lui consacrer une simple et vulgaire interview comme il l’avait tout d’abord prévu, mais pensait que le chirurgien avait plus que largement mérité un reportage entier en son honneur. Il avait pourtant un autre article à rédiger et à rendre le plus tôt possible. Stanley était indulgent avec lui car Tommy était devenu, en quelque sorte, sa poule aux œufs d’or. Il lui avait révélé que certains journaux rivaux avaient déjà proposé des sommes affolantes au docteur pour qu’il leur accorde quelques mots, mais qu’il n’avait jamais accepté. Tommy avait de quoi être fier de lui – Evans mettait un point d’honneur à le rappeler à tout le monde – car il avait attiré Stephen grâce à ses connaissances sur l’étrange méduse et son excellente performance. Et, il ne comprenait pas exactement pourquoi, mais il en était ravi.
Ravi et un peu fier même. C’était bel et bien lui que Strange voulait voir, lui qu’il faisait passer en appel prioritaire, lui à qui il voulait bien accorder un peu de son temps, plusieurs fois. Après tout, ne lui avait-il pas dit de ne prendre aucune note cette fois-ci, et de le rappeler si jamais il avait oublié certaines informations ou désiraient plus de précision ? Est-ce que cette rencontre à Central Park n’avait pas pris quelques tours inattendus pour devenir moins professionnel, plus intime ? Le jeune homme secoua la tête. Pas intime, non. Amical, peut-être, quoi que le chirurgien ne semblait pas réellement prêt à nourrir quelques sentiments amicaux pour une classe sociale moins élevée que la sienne. Il pouvait néanmoins très bien envisager de le rappeler pour lui demander un peu plus. Un reportage sur le meilleur chirurgien du pays. L’idée de l’observer évoluer dans ce milieu familier, et travailler, lui provoquait quelques délicieux frissons, et quand il agita la main pour se redonner contenance, quelques vieux souvenirs refoulé de larges hanches, de bras musclés et de torse bien dessiné lui revinrent en mémoire et achevèrent de le troubler. Pourquoi pensait-il à ça, maintenant ?
Il passa une main sur son front en tentant de se reconcentré sur sa feuille, lorsque la tignasse châtain de Brittany apparu dans l’embrasure de la porte qu’elle avait ouvert à la volée. Elle semblait agitée, pressée, courir dans tous les sens ; « Tommy, tu n’as pas oublié les photos ? - … Les photos ? »
Pas de photos du Docteur Strange, malgré son grand espoir. Les dernières photos qu’il avait prises du mannequin se faisant appeler Valkyrie. Brunnhilde était en réalité bien loin de l’image de croqueuse d’homme sexy qu’elle donnait lors de ses photoshoots : elle était au contraire pleine de douceur pour ceux qu’elle appréciait, pleine de franchise, et peut-être même un peu vieux jeu dans ses relations. Elle s’entendait assez bien avec le reporter car il n’avait jamais tenté quoi que ce soit avec elle, et qu’elle décelait une grande douceur et une innocence plus grande encore au fond de son regard. Et puis, lui comme elle donnaient l’illusion d’être quelqu’un au travail qu’ils n’étaient en réalité pas. Brunnhilde vint le chercher à son bureau, et il attrapa le dossier contenant les photos alors qu’elle lui proposait de regarder tout ça autour d’un déjeuner. Ce qu’il accepta avec joie, ayant besoin de se changer les idées.
Cela ne fonctionna qu’un temps et, sitôt l’heure de la pause repas terminée, lorsque la Valkyrie fut repartie pour quelque chevauché digne d’Hollywood, il se remit à penser au chirurgien. A l’élégance de ses traits, le timbre de sa voix, et cette manière qu’il avait de le regarder. Tommy se faisait rêveur malgré lui, repensait aux paroles que l’homme lui avait murmurées. Il n’y avait pas plus doux à cet instant, même le sifflement du vent ou le chant des oiseaux n’avait pas enchanté son cœur d’une aussi belle manière depuis si longtemps. Mais, dès que Tommy se prenait à trop rêvasser du bon docteur, il pâlissait. A quoi pensait-il donc ? Voilà qu’il retombait malade. Il observait alors Brittany à travers la vitre teintée du bureau, détaillant ses formes, constatant avec horreur qu’elle ne l’attirait pas. Ses doigts se crispent autour de son crayon à papier, et son autre main vient blanchir ses articulations à force de serrer son genoux entre ses doigts. Il tentait de se convaincre qu’il n’éprouvait aucun désir pour cet homme, aucun désir pour aucun autre homme, et il avait l’impression qu’il était sur le point d’imploser. Incapable de travailler parce que, lorsque ce n’était pas la pensé de l’homme qui venait lui arracher un sourire ou ses paroles sur le « coup de cœur » qui le faisait rêver, ses pensées dérivait vers quelques chose de bien plus sauvage, primaire, interdit. Qu’il en avait honte et qu’il le refoulait mais qu’au final, ces pensées impures, indésirables ne faisaient que revenir, pour lui faire prendre conscience d’une seule chose : il avait envie de le revoir.
Le reste ? Son activité sexuelle n’était pas flagrante, pour ne pas dire inexistante. Cela expliquait certainement les pensées étranges qu’il pouvait avoir à l’encontre du chirurgien et qui étaient toutes sauf naturelle. Pourquoi diable aurait-il envie de l’embrasser ? Son cerveau lui envoyait des signaux qu’il ne comprenait pas et qu’il interprétait mal. Ce soldat n’avait été qu’une terrible erreur de jeunesse qui devait cesser de le hanter : ce n’était arrivé qu’une fois, et cela ne se reproduirait plus. Cela n’empêchait pas Tommy d’être troublé, continuellement, et – n’avançant plus à rien – il demanda à son chef l’autorisation de sortir pour prendre quelques clichés. Il ne fut pas difficile d’obtenir l’accord de Stanley, et le reporter attrapa son appareil.
Sans qu’il ne s’en rende réellement compte, ses pas l’avaient menés jusqu’à Central Park. Jusqu’à un endroit précis de Central Park. Il se mit à fixer bêtement le banc sur lequel ils étaient restés assis de longues heures durant deux jours plus tôt. Mécaniquement, il chercha à voir Stephen et, s’en rendant compte, se décida à le rappeler. Il devenait obsessionnel et devait au plus vite boucler ce reportage pour pouvoir passer à autre chose. Il ne voyait que ça. Alors, après avoir pris quelques photos à toute hâte (il ne fallait pas rentrer sans rien et risquer d’abuser de la patience de Stanley Evans), il retourna à son bureau, directement au téléphone. Pour dire quoi, exactement ? Il suspendit son geste comme le temps suspend son vol. Tommy craignait quelque chose. Il ne savait pas quoi, exactement, mais son sonar semblait le mettre en garde. Malgré tout, il finit par capituler, en soupirant contre lui-même. Il se détestait, il détestait tout ce qu’il était, tout ce qu’il pouvait penser à ce moment-là, mais il appela tout de même.
Et raccrocha avant même que la secrétaire de Stephen ne décroche, son courage crevant soudainement face à son trop-plein d’émotions et de pensées. Alors, il alla s’occuper de faire développer ses dernières photos : une activité qui requerrait toute son attention et qui lui permettrait de ne plus penser à rien d’autre que le travail.
En sortant de l’immeuble du Daily Bugle, Tommy lâcha un léger soupire. La nuit n’était pas encore tombée, la température toujours agréable, et ses pensées toujours dirigées vers un certain chirurgien. Dès qu’il en avait fini avec le développement des photos et qu’il les avait étendus sur le fil, les agréables paroles que Stephen avait eues pour lui mettaient du baume à son cœur. Il avait voulu l’appeler sous l’impulsion du moment, parce qu’il avait eu envie d’entendre sa voix pour se remémorer avec plus de précision encore le discours qu’il lui avait tenu à propos de coup de cœur. Il s’était pris à rêver, parce que cela avait entretenu ses rêves, mais il ne devait pas se voiler la face. Il s’était emballé, un côté de lui voulant certainement briser les carcans de la société, se rebeller. Sans doute avait-il parfois besoin de ça, au fond de lui, de s’émanciper de la timidité qui était la sienne, et quoi de mieux qu’un tournant décisif sur l’un des plans de sa vie pour que tout veuille changer ? Ce n’était pas pour autant qu’il devait laisser ses vieilles erreurs de jeunesse refaire surface. Il était quelqu’un d’honnête, d’attentionné, et certaine quelqu’un d’assez introverti mais qui semblait plaire à la plupart des gens qu’il rencontrait. Il était un bon citoyen sous tout rapport.
Et pourtant. Tommy décida de rentrer à pied pour s’aérer l’esprit. Ou, au contraire, y penser une bonne fois pour toute et passer à autre chose. Il avait assez du poids de sa mutation sur ses épaules sans en plus rajouter celui d’une potentielle attirance pour les hommes. Il devait se soigner, et quoi de mieux que de soigner le mal par le mal ? Comme un fantasme de jeunesse, inaccessible, peut-être que s’il ne s’empêchait d’y penser autant qu’il le voudrait, sa douce obsession partirait comme elle est venue. Il avait eu l’impression que le docteur Strange parlait de lui, lorsqu’il lui disait qu’il fallait prendre son temps. Il avait voulu qu’il parle de lui, évidemment. Fermant parfois les yeux, laissant une douce brise caresser son visage, il soupira un peu. Il n’était pas un criminel, et encore moins un déviant, n’est-ce pas ? Il ne voulait pas finir en prison ou il ne savait où car Tommy savait qu’il n’y survivrait certainement pas. Il avait déjà lu ça, sur le journal. Ce n’était pas leur étage qui s’occupait des procès et autres scandales, mais il en avait lu. Certain avait le courage d’assumer leur tendance, de les défendre devant le monde, de crier à la discrimination. Quand il lisait cela, Tommy avait le sourire aux lèvres et des espoirs fous, mais ils finissaient toujours mal. Alors il ne savait pas vraiment quoi en penser. Il se pliait à la société, faute de mieux.
Il n’était plus qu’à quelques rues de chez lui lorsque le ciel commença à se couvrir, le brouillard à se lever et la nuit à tomber. Le reporter n’avait pas pris la peine de ranger son appareil, se disant que s’il voyait quelque chose, au moins il serait prêt. Surtout que le Daily Bugle et son appartement n’étaient pas si proches que cela, et qu’il lui fallait bien une heure de marche. Il prenait le temps de le faire parfois, en été. Au moins, il faisait jour lorsqu’il rentrait chez lui. Peut-être avait-il secrètement espéré croiser l’homme qui habitait ses présentes pensées ? Il soupira en regardant les voitures passer, glissant ses doigts dans ses cheveux pour les arranger, par habitude.
« Hey, toi ! »
Tommy tourna la tête vers un petit groupe de jeunes hommes en sweat. Il ne faisait pas encore nuit, plutôt entre chien et loup, et cela lui permettait de voir leurs visages, et l’éclat argenté de ce qu’il pensa être une montre. Il esquissa un léger sourire, intimidé. Il n’aimait pas spécialement que des inconnues de l’abordent, alors des inconnus dans ce quartier, ce n’était pas sa tasse de thé.
« Donne-nous ton fric. - Je… »
Il découvrit que l’éclat était celui d’une lame, et non pas d’une montre. Et lorsqu’il pensa à fuir, il était déjà encerclé. Par réflexe, il serra les doigts autour de son appareil, ramenant frileusement ses bras contre lui.
« Discute pas. »
Tommy obtempéra sans rien dire. Il irait voir la police, il n’avait pas énormément de liquide sur lui, et il était trop inquiet pour se rebeller. Ils lui arrachèrent les billets et son porte-monnaie des mains.
« Ton appareil. » Tommy ne répondit pas, pâlissant. « Donne-le-nous. - Non… Pas ça, s’il vous plaît… - TOUT DE SUITE ! »
Le reporter eu un mouvement de recul. Son appareil photo était toute sa vie, la moitié de son salaire. Son occupation favorite. Il était tout, en plus d’être cher. Il ne pouvait pas se permettre de le perdre, de se le faire voler, il se révolter pudiquement, naïvement. « S’il vous plaît, prenez tout le reste, mais pas ça… »
L’un des hommes renifla, et vérifia le contenue du porte-monnaie avant de le vider et de le jeter au sol. Tremblant, Tommy se pencha pour le ramasser. Un pied dans son dos le propulsa au sol, et un autre sur son épaule l’empêcha de se relever. Il se débattit un peu, puis supplia lorsqu’on lui retira son appareil. Geignant, il se redressa sur un coude. Mais ce n’était pas fini ; ses trois agresseurs revinrent à la charge, le rouant de coups en l’insultant. Tommy ferma les yeux ; « Ferme les yeux et pense à l’Angleterre », comme disait l’expression. « Ferme les yeux et pense à l’Angleterre ». Ils ne cessèrent que lorsque le reporter ne parvenait même plus à supplier. Tommy resta recroquevillé sur le trottoir vide, dans la nuit jeune, et quelques gouttes de pluies tombant du ciel assombri.
♦♦♦
« Il a appelé, Monsieur - Il ? »
Stephen attachait sa blouse dans son vestiaire pour enfiler sa veste. Droit, comme à son habitude, il lança un regard à sa secrétaire en arquant un sourcil. S’il se doutait de l’identité de l’homme désigné par ce « il », il préférait en être certain.
« Summerfield. Le numéro est celui de son bureau, au Daily Bugle. - Oh, très bien. Que voulait-il ? - Je n’ai pas décroché assez vite… Ou il a raccroché avant. »
Stephen fit une moue agacée, se demandant ce que cela signifiait.
« Et il n’a pas rappelé ? - Non, monsieur. J’ai tenté de le recontacter, mais il ne décroche plus. - Hm… Je vais lui rendre une visite de courtoisie, non ? Il ne peut pas refuser ma visite. - N’importe qui serait fou de refuser votre visite, docteur Strange. - Brave petite. » lança-t-il en refaisant son nœud papillon avant de sortir du bâtiment.
Il rejoignit rapidement sa voiture pour conduire jusque chez Tommy. Il avait l’impression que quelque chose ne tournait pas rond. Stephen était persuadé que le reporter l’appréciait. Il l’avait dans la poche, il avait apprécié leur rencontre samedi, il en était persuadé. Et Tommy était trop naïf et innocent pour lui tourner ainsi le dos à moins d’en être contraint. L’absence de lumière à l’intérieur de son appartement ne le rassura pas, et il continua un peu pour trouver une place. Il n’en eut pas besoin.
Le chirurgien freina brutalement au milieu de la voie – et heureusement que personne n’était derrière lui. Sans prendre la peine de mieux garer ou de couper le moteur, il sortit avec précipitation. Tommy n’avait pas bougé. Voilà quelques minutes qu’il reniflait, se retenant de pleurer. Choqué, il n’avait osé se relever ou quitter l’endroit où on l’avait laissé. Trempé, il tremblait aussi de froid, et gémit en suppliant Stephen de ne pas le frapper. Bien malgré lui, Stephen sentit son cœur se serrer dans sa poitrine alors qu’il aidait le reporter à se relever, doucement, le rassurant avec quelques douces paroles.
« … Strange ? » demanda Tommy d’une voix brisée. « C’est moi, vous n’avez plus rien à craindre… »
Il fut surpris par la promptitude avec laquelle Tommy s’accrocha à lui pour épancher enfin le trop-plein d’émotions qu’il avait jusque-là retenu. Il était glacé, complètement trempé, et semblait encore choqué. D’un coup d’œil rapide, il put discerner plusieurs hématomes, sans doute quelques lésions : du sang tâchait sa chemise.
« Qu’est-ce qu’il vous est arrivé ? » demanda Stephen en se penchant pour ramasser le porte-monnaie resté au sol. « Tommy ? »
La tête du reporter reposait sur son épaule, et il ne bougeait plus. Choqué et trempé, son métabolisme qui l’avait certainement maintenu éveillé durant tout ce temps venait de le laisser sombrer dans le coma. Le chirurgien pinça les lèvres, et finit par l’installer sur le siège passager. Il ne pouvait décemment pas le laisser dans cet état sans rien faire.
Sleep pretty darling, do not cry, and I will sing a lullabye
...
New York, 1950.
Lorsqu’il ouvre les yeux, tout lui semble encore flou. Le plafond au-dessus de sa tête est beaucoup trop blanc pour être chez lui, comme tout autour de lui. Tommy se redressa sur un coude, avant de laisser échapper un petit gémissement en fermant les yeux. Sa tête le lançait, mais ce n’était pas la seule partie de son corps. Il avait mal au torse, et un peu au visage, et se remémoraient doucement ce qu’il lui était arrivé. Il s’était fait agressé à quelques mètres de chez lui, peut-être une ou deux rues plus loin. Le reporter sursauta légèrement, retenant de peu une grimace, lorsqu’une main se posa sur son épaule, le forçant fermement – bien qu’avec une certaine douceur – à se rallonger. « Faites attention, ne forcez pas trop. Vous avez besoin de repos. »
Tommy tourna la tête vers l’homme qui venait de lui parler. Il reconnaîtrait sa voix entre mille, et mit quelques secondes avant de se souvenir que Stephen l’avait récupéré sur le bord de la route. Il esquissa un petit sourire tendre, avant de manquer de se redresser avec précipitation : mais Stephen avait anticipé son geste et le maintint allongé :
« Mon appareil photo ! - Tu es en vie, Tommy, c’est tout ce qui importe, non ? - C’est mon outil de travail… »
Sa gorge se noua. Il avait envie de faire remarquer à Stephen que tout le monde n’avait pas forcément les moyens de se racheter immédiatement ce qui pouvait manquer, et il s’occupait de son appareil photo comme de la prunelle de ses yeux. Peut-être réussirait-il à être indemnisé. Peut-être Stanley lu accorderait-il une petite prime, ou une avance pour qu’il puisse se racheter un appareil. Stephen glissa deux doigts sous son menton en tirant un tabouret, relevant son visage vers lui. Interdit, ils plongèrent dans le regard l’un de l’autre. Le pouce de Stephen glissa sur la joue du reporter en une douce caresse inquiète – du moins, c’est ce que s’imagina Tommy dont le cœur s’emballait déjà.
« J’ai pu commencer à m’occuper un peu de toi, heureusement tu n’étais pas trop amoché. En état de choc, surtout. Quelques hématomes au niveau des côtes, quelques lésions aussi. Heureusement ton visage n’a pas été amoché, ça aurait été dommage. Et douloureux. »
Un peu comme maintenant, alors qu’il réalisa que le docteur Strange le tutoyait sans que cela ne semble lui poser le moindre problème. Le chirurgien, qui était parti chercher du fil et du désinfectant, croisa son regard perplexe et compris immédiatement de quoi il s’agissait. Il ne répondit rien, d’abord, se contentant d’afficher un sourire amusé avant de faire glisser une petite table sur roue près du chevet du reporter.
« Ma langue a fourchée, l'émotion, et... J’ai pensé qu’il était peut-être temps que vous m'appeliez Stephen. Mais si cela vous indispose… - Oh, non, non ! » S’empressa-t-il de répondre « … Stephen. »
Le docteur lui adressa un petit sourire encourageant, avant de lui indiquer de la main de se redresser. Tommy obtempéra en serrant un peu les dents, s’asseyant sur le lit, face à Stephen. Ce dernier était occupé à préparer le fil pour le recoudre, et lui ordonna sans relever les yeux vers lui :
« Enlevez votre haut. Je ne vous ai pas recousu parce que je ne voulais pas vous réveiller, vous aviez besoin de sommeil. Mais je dois m’occuper de ça, maintenant. »
Tommy hocha légèrement la tête en rougissant et enleva sa chemise, remarquant qu’elle était déjà ouverte. Le médecin le détailla avec un sourire en coin, avant de se pencher sur l’une des lésions les plus importantes, longue coupure sur son flanc. Minutieusement, il nettoya la plaie avant de planter doucement l’aiguille dans la peau.
« Détendez-vous, pense à autre chose. A quelque chose d’agréable. »
Cela tombait bien, car Tommy avait quelque chose d’agréable sous les yeux. Il serra les dents en détaillant le médecin plongé dans son travail. Il était beau, il l’était tout le temps. Il n’y avait pas une seule fois où son élégance n’avait pas touché le mutant. Lui était monstrueux par bien des côtés, s’il s’en tenait aux normes de la société. Mais sa monstruosité était cachée aux yeux du monde, ce qui n’était pas la chance de tous les mutants. Sans qu’il ne s’en rende réellement compte, Tommy avait levé la main pour la glisser dans les cheveux de Stephen – mais il suspendit son geste à temps, alors que le chirurgien reprenait la parole, toujours concentré sur le corps du reporter.
« Qu’est-ce qu’il s’est passé ?... »
Légèrement pris de court, il reposa sagement sa main sur le matelas tandis que l’homme se redressait enfin. Il attrapa de la gaze pour nettoyer les autres blessures ;
« Oh, ils… Ils m’ont pris mon argent, puis ils ont voulu mon appareil photo… J’ai montré un peu de résistance pour ce dernier, et… » Tommy pinça les lèvres, en soupirant. « Et voilà. Ils ont tout pris quand même… - Hm… Ils auraient pu vous tuer, vous en avez conscience ? » il releva enfin le regard vers Tommy, qui rougit légèrement, penaud, avant de se remettre à son rafistolage. « Heureusement, ce n’est pas arrivé. J’en ai presque terminé avec vous. - Moi qui pensais ne jamais avoir l’honneur d’être votre patient, j’espère que je ne vais pas devoir m’endetter pour ça. - Ça ? Oh, je n’allais pas vous laisser là-bas, pour qui est-ce que je passerai. - Non, mais vous… auriez pu me laisser à quelqu’un d’autre. - Il se trouve que je n’aime pas partager. »
Se redressant soudainement, leur visage n’était plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Tommy sentit sa gorge s’assécher. S’il se penchait, un peu, rien qu’un tout petit peu, il pourrait… Stephen se releva alors, en enlevant ses gants. Aucune des réactions du jeune homme ne lui avait échappée et si, pour la plupart, elles étaient loin de lui déplaire, il avait bien remarqué la peine du reporter à l’évocation de son appareil disparu.
« Hep, où est-ce que vous croyez aller ? Il est minuit passé, vous restez ici, je ne vous laisse pas sortir. »
Stephen garda son regard rivé sur Tommy jusqu’à ce que celui-ci ne se rallonge dans le lit. Il alla alors se laver les mains. Il pouvait certainement faire quelque chose pour cette pauvre âme qu’il tourmentait. Il était même étrange de se dire qu’il avait envie de faire quelque chose pour lui : mais Stephen avait tout de même une image à garder. Il hésita un instant, avant de venir s’asseoir à côté de son patient.
« Si tout va bien, demain… Peut-être accepteriez-vous que je vous offre un restaurant ? Demain midi, disons. Nous pourrions ainsi faire plus ample connaissance, sans que notre profession ne soit l’objet de notre rencontre. Qu’en dites-vous ? »
Tommy resta un instant interdit, observant l’homme assis à son chevet. Il avait du mal à y croire, mais n’était-ce pas là tout ce qu’il demandait, et ce pourquoi il avait rêvassé toute la journée ? Il ferma les yeux avec un sourire attendri.
« C’est une si petite méduse… - Elle est en train de grandir, de devenir importante. C’est oui ? - Avec plaisir. »
Stephen esquissa un sourire à son tour et, comme Tommy ne rouvrit pas les yeux, il caressa sa joue du pouce. Le reporter battit un instant des paupières. Sa fatigue était visible sur son visage, maintenant que l’adrénaline et le choc était passé. Il se releva pour border le reporter, en prenant un air taquin avant d’embrasser son front :
« Alors dormez, Tommy Summerfield. Demain est un autre jour, et je promets qu’il sera plus agréable. »
If you wanna have a good time, just give me a call
...
New York, 1950.
Ce fut le bruit des outils qui tintent les uns contre les autres qui tira Tommy de son sommeil. Un sommeil sans rêve, mais reposant. Il aurait bien dormi un peu plus, mais l’une des collègues du docteur Strange se penchait sur lui en souriant. Elle vérifia la feuille accrochée au pied du lit, puis la perfusion, et s’esquiva il ne savait où. Elle avait certainement d’autres patients dans un état plus grave quelque part dans la clinique. Il ne remarqua pas tout de suite l’aiguille planté dans son bras, et s’en inquiéta un peu. Tommy se redressa doucement, cherchant à savoir ce que contenait la perfusion lorsqu’il entendit des pas s’approcher ;
« Steph… Madame, pardon. »
L’infirmière qu’il avait aperçu quelques instants plus tôt revint vers lui au petit trot. Elle ne devait pas être partie si loin que ça pour l’avoir rejoint si vite, le reporter n’avait certainement pas fait attention.
« Le Docteur Strange se repose actuellement. - Oh, je vois. Il n’est pas encore arrivé ? Quelle heure est-il ? - Hum, en fait, il n’est pas rentré. Il est presque dix heure. »
Tommy manqua de s’étrangler, paniqué à l’idée de rater un jour de travail. Il ne voulait pas que sa performance et son évaluation soient revues à la baisse, pas après une si bonne lancée. Il n’avait déjà plus d’appareil, alors si en plus il commençait à ne plus venir ne serait-ce que rédiger ses articles…
« Le Docteur Strange a pensé à tout, Mademoiselle Victoria a appelé votre chef. Il semblait étonnamment ravi de savoir que vous étiez ici… - Oh, c’est l’effet Strange, ça… - Je fais cet effet à beaucoup de monde. »
Tommy et l’infirmière tournèrent la tête vers le chirurgien qui venait d’entrer dans la pièce. Contrairement à son patient, il ne semblait pas avoir si bien dormi que ça. D’un léger sourire et d’un signe du menton, il congédia sa collègue pour revenir s’installer sur le bord de lit, à la même place que la veille.
« Mon état s’est aggravé ? » lui demanda alors Tommy d’un air inquiet.
Jamais le mutant n’avouerait que la seule chose qui l’inquiétait à présent, c’était que son état ne l’empêche de sortir déjeuner avec Stephen. Ce dernier pencha d’ailleurs légèrement la tête, avant de comprendre ce qui tracassait le jeune homme.
« Quel âge avez-vous, Tommy ? - Vingt-six depuis peu… » il hésita : « Et vous ? - Douze de plus. » Stephen haussa une épaule avant de sourire : « Et vous vous portez très bien. Quand à cette perfusion, c’est pour éviter que vous ne vous… Déshydratiez. »
Tommy rougit légèrement. Tout d’abord parce qu’il n’aurait pas donné trente-huit ans à Stephen, puis ensuite parce qu’il craignait que celui-ci n’ait découvert sa mutation. Mais le chirurgien passa à autre chose, et lui retira sa perfusion avant de lui tendre une chemise propre. Il hésita avant de l’enfiler :
« Avant de déjeuner, vous me ferez le plaisir de me laisser vos offrir un costume digne de ce nom. - Oh, non, je ne peux pas accepter ! - Alors vous ne pouvez pas non plus accepter le déjeuner. »
Le ton catégorique du chirurgien le laissa pantois tandis qu’il refermait doucement les boutons du vêtement.
« Comprenez que je ne peux souffrir d’être vu en présence d’un jeune homme d’une beauté certes inégalable, mais un gueux tout de même vêtu de guenilles. - Je… Ce serait insensé d’accepter… - Ce serait insensé de refuser, Tommy Summerfield. »
Tommy rougit légèrement, avant d’hocher doucement la tête en finissant par accepter. Il aurait certainement regretté toute sa vie cette décision s’il s’était obstiné à refuser. Il pouvait bien se faire plaisir pour une fois, non ?
♦♦♦
Le rouge n’avait plus quitté les joues du reporter depuis qu’il s’était laissé entraîner dans les quartiers chics qu’il n’avait pas l’habitude de fréquenter de si près. Mais plus troublant encore étaient les mains du chirurgien posées sur sa taille, le faisant habilement tourner, palpant les costumes qu’il lui faisait essayer. Stephen, plus que Tommy, était à la recherche du vêtement parfait. Tommy, plus que Stephen, avait l’impression de se faire entretenir par un riche amant… Et cette idée – à son grand effroi – lui aurait plu si Stephen avait bel et bien était son amant. Il ne pouvait pas envisager de repousser ces idées aussi saugrenues lorsque le chirurgien le touchait sans aucun complexe, effleurant même parfois rapidement ses fesses de la paume de la main pour défroisser pour arranger un pantalon. Peut-être était-ce normale pour les gens comme lui, certainement souvent manipulé pour divers soins, création de costume, et il en passait, mais lui… Lui n’avait pas l’habitude, du tout, et plus qu’agréable, s’en était presque gênant. Presque.
« Bon, je crois que j’ai trouvé celui qu’il vous faut. »
Tommy observa son reflet dans le miroir face à lui. L’un des bras de Stephen était glissé autour de sa taille et l’autre le maintenait bien droit. Toujours empourpré, il croisa le regard brûlant du chirurgien et détourna les yeux. Jamais il ne s’était trouvé aussi élégant, mais il avait l’impression d’être un autre homme. Il avait l’impression que l’illusion allait se briser d’un instant à un autre. Qu’il allait ouvrir les yeux sur le plafond blanc de la clinique et se rendre compte qu’il n’avait fait que rêver.
« C’est trop… - C’est parfait, vous pourriez avoir le monde à vos pieds. »
Tommy pinça légèrement les lèvres, avant de commencer à déboutonner la chemise pour ranger les vêtements, mais Stephen l’arrêta en posant une main sur les siennes, lui ordonnant de le garder sur lui car cela serait une perte de temps que de l’enlever le temps de le payer, s’il fallait le remettre ensuite pour déjeuner.
« Stephen… - Ne me remerciez pas. Il s’est ouvert un nouveau restaurant panoramique. Cuisine française. Très recommandé. Nous allons vérifier cela. » il esquissa un large sourire avant de glisser à nouveau une main dans le dos de Tommy pour le raccompagner à la porte et le guider jusqu’à ce restaurant.
♦♦♦
La vue était magnifique. Tommy n’avait rien à redire là-dessus. La nourriture elle-même était excessivement bonne, il n’avait jamais rien goûté d’aussi fin. Et l’homme qui l’invitait, galant. S’ils avaient commencé par parler de la méduse, la conversation était vite devenue plus aléatoire. Ils n’étaient pas en rendez-vous d’affaire, ils n’étaient pas là pour le journal, ils étaient juste entre eux. Tommy se trouvait un peu guindé, parfois mal à l’aise. Il ne voulait pas indisposer le médecin, mais Stephen semblait plus s’en amuser que s’en offusquer. « Que diriez-vous de nous revoir, demain ? - Oh, je dois écrire des articles, ce que je n’arriverais jamais à faire en votre présence… - Disons que je reviendrai vous voir après, alors. Je vais guetter ça. »
Ses sourires, ses regards, et même ses paroles ; tout semblait précieux aux yeux du reporter qui ne cessait de s’en abreuver. Un peu avant que le dessert n’arrive, Stephen attrapa discrètement la main de Tommy, s’amusant un instant avant de glisser des doigts autour de son poignet. Le trouble du reporter s’accentua d’autant plus que l’air affiché par le médecin était on ne peut plus sérieux, presque grave.
« Vous en êtes un, n’est-ce pas ? »
Tommy marqua un arrêt, écarquillant les yeux. Il voulait fuir, mais Stephen tenait trop bien son poignet pour qu’il puisse ne serait-ce qu’y penser sérieusement. Alors, il fit ce qu’il faisait de mieux : il baissa la tête. La voix du chirurgien se fit plus douce, et l’emprise de ses doigts moins pressante. Son pouce caressait même distraitement le dos de celle du reporter.
« Vous n’avez rien à craindre. Je trouve ça fascinant. Vous suppliez pour avoir de l’eau, et… Vos blessures on presque toute guérie dans la nuit. Pas les plus profondes, mais la plupart. Vous pouvez me le dire, je ne fuirai pas, je ne vous dénoncerai pas. Nous avons tous nos… Soi-disant imperfections. »
Intimidé, Tommy releva le regard vers son vis-à-vis. Il ne voyait pourtant que douceur et patience dans les yeux de Stephen, qui le détaillait alors, et cela lui tira un sourire. Il se sentait en confiance auprès de lui, malgré son sonar parfois persistant. Il se sentait heureux, à vrai dire, et soulagé de savoir qu’il ne serait pas rejeté pour ça. Stephen avait bien remarqué, alors qu’il avait veillé son patient de longues heures durant, qu’il semblait se déshydrater d’une manière pas totalement naturelle… Ou pas totalement humaine. Il avait étudié le phénomène quelques longues minutes, voire quelques heures, avant de tomber de sommeil et d’aller s’installer dans une salle de repos pour la nuit. Il avait eu envie de veiller sur son patient, autant par curiosité que parce qu’il ne voulait pas le laisser seul ici. Peut-être par peur qu’il ne se sente perdu… Ou qu’on découvre sa mutation ? Il fut en tous cas satisfait de voir que Tommy lui faisait assez confiance pour se confier. Du bout des lèvres, certes, mais il venait tout de même de confirmer qu’il était un mutant.
De son côté, le reporter se sentait plus troublé que jamais. Il lui fallut quelques minutes avant de reprendre une conversation normale. Le chirurgien insista même pour le raccompagner jusqu’à sa porte et, lorsqu’il glissa dans la poche de Tommy son numéro personnel avec un petit sourire en coin, avant de lui offrir un baise-main et de prendre congé, le mutant s’immobilisa derrière sa porte. Deux émotions contradictoires se battaient à l’intérieur de lui. La joie, la peur. La colère, l’excitation.
Le temps semblait s’arrêter à nouveau, comme il prenait conscience d’une chose : il aimait le docteur Stephen Strange.
Plus il y réfléchissait, et plus il lui semblait que leur attirance était réciproque. Il y avait beaucoup de choses que même la classe sociale et les manières de Stephen ne pouvaient expliquer autrement. Tommy avait calé son menton dans le creux de sa paume, le coude posé sur son bureau, pensif. Il était trois heures de l’après-midi passé, et le ciel était bleu. Limpide. Une journée parfaite pour sortir prendre quelques photos – mais le reporter n’avait plus d’appareil. Ce n’était cependant pas à cette perte qu’il pensait, loin de là. Il avait, étalé sur son bureau, ses brouillons d’articles et de planche pour les deux semaines à venir. Autant dire qu’il n’avait pas chômé, et faisait une petite pause. L’un de ses articles avait dû paraître dans l’édition du matin et, secrètement, il espérait que tout se passe comme prévu. Que Stephen refasse surface après qu’il ait publié un article. Car voilà plusieurs jours qu’ils n’avaient pas eu de nouvelle l’un de l’autre ; mais s’ils n’avaient pas eu l’occasion de se voir, le chirurgien était bien présent, constamment, dans l’esprit du reporter. Il devait bien avouer que cela l’exaspérait quelque peu, qu’il tentait de se convaincre que tout cela était mal et répugnant, mais plus il repoussait ses pensées et plus elles revenaient à la charge. Alors il avait finit pas céder.
Ce fut le travail de quelques jours. Plongé dans son travail et dans sa rédaction pour oublier tout ce qu’il lui était arrivé ces derniers jours, et tournant en rond chez lui comme un lion en cage, mains dans les cheveux à pester contre lui-même. A se rabrouer, se descendre, tenter de se persuader que s’il s’était fait agresser dans la rue et voler son appareil photo, c’est parce que Dieu l’avait voulu, Dieu l’avait puni pour ses déviances. Mais, à contrario, les précieux et doux souvenirs qu’il conservait de ce qui avait suivi, de son « hospitalisation » par le docteur Strange, du costume, de leur déjeuner, et du fait qu’il se souciait peu du fait que Tommy soit mutant, tout cela avait plutôt tendance à effacer sa soi-disant déviance. Les sourire de Stephen venait balayer les préjugés discriminants qui persistaient dans la société. Au bout du compte, le jeune homme avait cessé de vouloir rejeter ses sentiments. Il assumait cet amour, se nourrissait de ses émotions, rêvaient de tendresse interdite. Etrangement, s’assumer ne faisait pas moins mal que se battre contre soi-même en une impossible bataille. Parce que l’impatience était ensuite venue.
C’était cette impatience canalisée, tranquille et surtout intériorisée qui avait conduit le regard de Tommy vers le ciel dégagé. Stephen ne lui avait pas dit quand il reviendrait, et il espérait que ça ne soit pas des paroles en l’air pour le faire patienter et finalement l’oublier. Il serait aisé de faire croire qu’il n’avait pas vu son article, et il était de toute manière facile pour une personne comme le Docteur Strange d’oublier l’existence de quelqu’un comme Tommy. C’est pourquoi le reporter guettait le téléphone, tout en se demandant s’il devait attendre un coup de fil, une lettre, une visite le soir ? Il ne savait même pas si Stephen allait le contacter où s’il devait le contacter. Ils s’étaient dit « quand », mais pas « comment », et ce manque d’information et d’assurance alimentait d’autant plus son impatience. Il finit par reposer son stylo, qu’il avait coincé machinalement derrière son oreille, et se leva pour aller se chercher un café. Il ne savait pas s’il en avait vraiment besoin, mais il en voulait un.
« Ah, Tommy, justement, suivez-moi » l’interpella Stanley alors qu’il sortait à peine de son bureau.
Le reporter pinça légèrement les lèvres, mais hocha la tête en lui emboîtant le pas. Tant pis pour le café, il repasserait plus tard. Il remuait plutôt ses méninges en se demandant qui ou quoi l’attendait. Car Stanley se dirigeait vers l’ascenseur avec – lui – une tasse en main. Avait-il oublié Brunnhilde ? Un autre rendez-vous quelconque ? Ou bien avait-on besoin de lui dans un service spécifique ou pour une tâche particulière ?... Stanley restait silencieux, et Tommy n’osait pas lui poser de questions. S’il n’avait pas mal pris le fait que le reporter ce soit fait voler son appareil, il était embêté, Tommy étant l’un de ses plus talentueux photographes. C’était même le photographe « officiel » de leur service. Les portes de l’ascenseur s’ouvrir sur une jeune femme rousse aux yeux verts, vêtu d’un costume et portant un pistolet à la taille. Elle s’effaça rapidement, dévoilant une toute autre personne au reporter, qui occulta alors l’étrange vision qu’il venait d’avoir. Un irrépressible sourire monta sur ses lèvres, qu’il tentait malgré tout de réfréner, ou au moins de masquer un peu.
« Le Docteur Strange tenait à vous voir en personne. Prenez votre temps, offrez-lui un café. - Non, merci. » s’empressa de répondre Stephen, avant de baisser le regard vers Tommy en lui souriant.
L’ombre d’une grimace était passée sur son visage, et Tommy savait que cela signifiait quelque chose du genre « je ne bois pas l’infecte café servit dans vos machines ». Il avait l’impression de mieux connaître et le reconnaître à chaque fois qu’ils se rencontraient à nouveau. Stanley haussa une épaule et se retira, ne voulant pas interférer dans leurs affaires. Le jeune homme faisait un effort pour ne pas paraître trop heureux de le revoir, mais il avait attention ça toute la journée au bas mot. La tenue du chirurgien était légèrement plus décontractée qu’à son habitude, et il portait une valisette.
« Je peux vous inviter dans mon bureau ? » demanda Tommy, ne sachant pas trop quoi lui dire et étant toujours en service.
Stephen eut l’air de peser le pour et le contre, avant de se décider. Une étincelle de curiosité dansait au fond de son regard, et Tommy l’y mena donc. Il voulait se faire discret, en une espèce de fierté mal placée, comme s’il avait le chirurgien pour lui tout seul, et qu’il ne voulait pas le partager. Ce qui n’était pas faux, au fond : il ne voulait pas partager le temps que Stephen avait à lui accorder avec qui que ce soit. Et surtout pas avec Brittany, à vrai dire, qui venait de faire irruption.
« Oh… Monsieur Strange ! Enchanté ! Quel honneur de vous rencontrer ! - Enchanté. » Il glissa un regard à Tommy, qui retint une moue ennuyée. « Je… - Oh ! Vous désirez un café ? - Non, merci. - Vous devriez ! Je fais le meilleur café du service, pas vrai Tommy ? C’est qu’il faut des cafés d’exceptions pour des hommes d’exceptions, et il sera encore meilleur si je dois vous le faire… Personnellement ! - Excusez-moi, mademoiselle, mais si je cherchais une femme, je viserai plus haut dans l’échelle sociale qu’une simple secrétaire trouvant un plaisir immense à faire le café. »
Les yeux du reporter s’écarquillèrent légèrement, et Brittany resta clouée sur place. Puis elle tourna les talons, le menton haut, marmonnant quelques paroles incompréhensible. Tommy se racla la gorge et fit entrer Stephen dans son bureau. Celui-ci laissait traîner son regard dans la pièce, l’air sceptique, et refusa poliment de s’asseoir lorsque Tommy l’y invita. Au moins évita-t-il toute remarque blessante sur la qualité des locaux par rapport à ce qu’il devait avoir l’habitude de voir.
« J’espère qu’elle ne vous portera pas trop de tort pour mon intervention. - Oh ? Non. Elle est trop fière pour aller s’en plaindre, et blessée par la vérité de vos paroles. Mais cela ne l’empêchera pas de revenir à la charge, elle va se faire un défi de vous… Conquérir. - Dommage pour elle, elle ne possède pas vraiment les atouts que je recherche. »
Tommy se contenta d’afficher un petit sourire, ne sachant pas vraiment ce qu’il voulait dire, ni comment prendre ses paroles. Elles pouvaient aussi bien être positives pour lui, une perche tendue qu’il n’avait plus qu’à saisir… Qu’une mise en garde, des barrières posées. Relation professionnelle, voire amicale, mais pas plus. Stephen déverrouilla sa valise, qu’il venait de poser sur le bureau.
« Fermez les yeux. - Je… - C’est un ordre. »
Le jeune homme aurait dû s’en formaliser, mais il obéissait aux ordres, surtout lorsqu’ils étaient donnés sèchement. C’était comme ça, quand il n’y avait pas lieu de se rebeller, quand rien de ce à quoi il tenait réellement n’était en jeu. Il était néanmoins curieux, tendu, mais se prêtait au jeu avec sincérité.
« Vous pouvez les rouvrir. - … Oh, Stephen, je… »
La gorge de Tommy se noua, et il luttait contre les larmes qui voulaient abonder dans ses yeux. Là, sur la table, était posé un appareil photo flambant neuf. Le même que le sien, mais le dernier en date. Il pinça les lèvres, pas certain de ce qu’il devait faire. Il n’osait pas le toucher, pas croire qu’à cet instant précis, pour la seconde fois, Stephen Strange lui apparaissait en quelque sorte comme étant son sauveur. Son ange gardien. Il avait l’impression qu’il y avait quelqu’un pour se soucier de lui, pour veiller sur lui et il y penserait à chaque fois qu’il poserait le regard sur cet appareil, à chaque fois qu’il prendrait une photo.
« Merci, Stephen, il ne fallait pas… - Oh que si. Votre article était parfait. Et j’ai essayé de me mettre à votre place : si on m’enlevait tous mes outils de chirurgiens… Je ne pourrais plus gagner ma vie comme il se doit. Et il y a une différence de revenus et de réserves entre vous et moi. »
La phrase était joliment tournée pour éviter de parler de leur classe sociale en des termes discriminants. Tommy souligna l’effort d’un sourire, et hocha doucement la tête en attrapant l’appareil photo. Il le maniait avec une précaution presque religieuse, et hésita un instant.
« Vous… Vous pouvez vous mettre là, contre ce mur ? - Ici ? » demanda innocemment Stephen en se plaçant contre le mur blanc, face à la fenêtre. « Voilà. Je suis bien ? En tous cas, je suis flattée d’être votre premier portrait avec cet appareil. »
Tommy esquissa un sourire amusé, mais largement sincère. Et touché. Stephen n’était pas obligé de faire ça, de lui offrir un nouvel appareil, mais il l’avait fait. Son cœur s’envolait dans la poitrine, tandis qu’il se concentrait pour prendre plusieurs clichés. Il les développerait, et garderait précieusement le meilleur d’entre tous…
« Je passais juste pour ça. Vous pouvez peut-être me raccompagner jusqu’à la porte, en bas ? - Je, oui, bien sûr !... Vous repartez déjà ? - Je crains bien y être obligé. Mais vous aurez de mes nouvelles plus rapidement que ces derniers jours. »
Tommy sourit en hochant la tête, et le raccompagna jusqu’à l’ascenseur en évitant la secrétaire. Ils y entrèrent, il n’était pas vraiment fréquenté à cette heure-ci, et le reporter imaginait déjà l’air émerveillé du chef Lee. Il sortit de ses pensées lorsque, quand les portes se refermèrent, Stephen se pencha doucement sur lui. Le bout de son nez vint effleurer sa joue, et ses lèvres glisser au creux de son oreille :
« Disons… Peut-être que vendredi soir, nous pourrions nous retrouver dans un bar… Un endroit pour les gens comme nous ? » Il glissa un morceau de papier dans la poche de Tommy. « Demain soir, donc. Je ne parle pas de mutation, évidemment. S’il se trouvait que je faisais erreur… Prévenez moi simplement, et j’espère que cela n’endommagera pas notre relation. Sinon… Eh bien, vous devez deviner qu’il s’agit d’un bar clandestin, tâché d’être discret. - Je… J’y serai. »
Le mutant était rouge pivoine, en feu. Il avait l’impression que ses rêves interdis étaient en train de se réaliser. Cette journée n’aurait décidément pas pu être meilleure. Stephen embrassa Tommy sur la joue avec un sourire en coin, avant de se redresser à l’ouverture des portes.
« Merci Monsieur Summerfield, je devrais pouvoir trouver la sortie moi-même à présent. Passez une agréable fin de journée. »
Tommy ne parvint pas à lui répondre, et les portes se refermèrent sur lui, le visage toujours rouge. Il s’autorisa un large sourire, seul, et aurait fait des bonds dans l’ascenseur s’il n’avait pas eu peur que celui-ci ne remonte plus. Stephen, de son côté, sorti du bâtiment avec un air incroyablement satisfait et sûr de lui.
I want a dream lover, So I don't have to dream alone
...
New York, 1950.
Tommy ferma les yeux, l’espace de quelques secondes. Autour de lui, les bruits lui parvenaient comme étouffé. Il avait l’impression que son cœur allait exploser tant il battait fort, tant sa poitrine était serrée par le trac. Il était nerveux, et pris une profonde respiration, puis deux, régulant son souffle et retrouvant son calme. Il s’agissait de son premier rendez-vous avec Stephen dans ce contexte-là. Officiellement, du moins. Il ne fallait pas qu’il bute sur tous les mots et bégaye à chaque phrase. Il s’était rarement senti aussi excité et anxieux à la fois, mais il se sentait également étrangement euphorique. Pourtant, la petite rue sale dans laquelle il se trouvait, plongée dans la pénombre et à peine éclairée par un lampadaire grésillant, lui rappelaient de mauvais souvenirs. Son environnement contrastait largement avec l’image qu’il renvoyait : certainement celle d’un jeune homme de bonne famille perdue dans New York en pleine nuit, hésitant à taper contre la porte miteuse qui lui faisait face. Il avait mis le costume que lui avait offert Stephen, le trouvant de circonstances. Il n’avait plus qu’à pousser la porte pour entrer dans le bar clandestin, mais il lui restait encore un peu de bonne civilité qui le poussait à faire machine arrière. Il n’était pas comme ça.
Le jeune « reporter-mutant-homosexuel » poussa la porte en prenant une grande inspiration. Il regretterait toute sa vie de ne pas être entrée dans ce bar. L’inverse serait certainement faux. Contrairement aux apparences, l’intérieur du bar était loin d’être aussi vétuste que l’extérieur. La luminosité était un peu faiblarde, mais le mobilier assez agréable. Comme un bar fréquentable de Manhattan, la seule différence étant qu’ici, les hommes flirtaient ensemble. Se décalant légèrement de la porte vers le bar, il parcouru la pièce quelques secondes, cherchant Stephen du regard. La musique qui flottait dans l’air était agréable et en vogue, et Tommy se surpris lui-même à fredonner doucement l’air tout en faisant glisser ses yeux vers la piste de danse. Cela avait quelque chose de réellement troublant pour lui que de se trouver ici. Il avait l’impression de commettre un crime tout en ayant l’impression que la société en commettait un en les réduisant à se retrouver en cachette dans des bars clandestins. Mais voir des couples d’hommes le perturbait malgré tout un peu, outre mesure certainement. Il lui fallait trouver le chirurgien rapidement ; il savait bien qu’en trouvant Strange, il trouverait l’apaisement nécessaire pour passer une bonne soirée.
« Ah, vous êtes nouveau, non ? - Ou- oui. »
Un homme d’un âge assez mûr contourna le comptoir pour s’approcher de lui, le détaillant des pieds à la tête avant d’hocher légèrement la sienne avec un sourire :
« Nerveux n’est-ce pas ? Ca le fait à tout le monde. Plutôt canon, vous n’allez pas avoir de mal à attirer quelqu’un. - Je… Je suis pris. Enfin, je-je… Je suis invité. - Ah… Un autre homme que je ne connais pas est allé s’installer dans le fond. Aussi bien vêtu que vous, ça doit être votre mec. - Je… Merci. »
Tommy ne trouva pas la force de rétorquer quoi que ce soit. Il avait juste envie de rejoindre le Docteur Strange pour ne plus penser au reste. Aimer un homme lui sembler si naturel et normal lorsqu’il était avec lui qu’il parvenait à ne pas trop avoir l’impression d’être un monstre ou un détraqué en sa présence. Mais quelqu’un lui barra la route avant qu’il n’ait eu le temps de rejoindre l’homme de ses pensées. Assez grand, blond, les yeux d’un vert profond, il n’y avait pas grand-chose à critiquer chez lui, si ce n’était qu’il ne s’agissait pas de Stephen. Tommy resta planté devant lui, sans trop savoir quoi faire, tout particulièrement lorsque celui-ci lui tendit le bras avec un sourire en coin :
« Une danse, mon mignon ? C’est toujours bien de commencer par une danse. On ne savait pas où ça se termine. - Désolé, « mon mignon », mais il est avec moi. »
Alors que Tommy commençait à devenir rouge pivoine, son sauveur apparu soudainement dans le dos de son interlocuteur, qui fait la moue et marmonna quelques choses avant de s’éloigner. Le reporter n’hésita pas longtemps à se pendre à ce nouveau bras tendu, se laissant conduire à une table un peu reculée où ils seraient assez tranquille.
« J’ai eu peur que vous ne vous ravisiez au dernier moment, Tommy. Je suis bien heureux que vous soyez venu. » confessa Stephen en s’installant face à lui. « Je n’ai pas su si j’allais avoir le courage d’entrer ici jusqu’à vous trouver… » avoua le jeune homme en baissant légèrement les yeux.
Le chirurgien prit délicatement sa main pour la caresser avec tendresse, plongeant son regard dans celui du reporter :
« Eh bien, à présent, vous êtes ici. Peut-être pourrions-nous discuter plus librement ? »
Tommy hocha la tête, et ils discutèrent, comme ils n’avaient jamais discuté auparavant. De toute et de rien, de leur passé, leur histoire personnelle, et de leurs passions. De l’accent anglais de Tommy, de son adorable façon de rougir et de son sourire innocent qui ferait tomber des empires. De la première opération de Stephen, de ses extraordinaires capacités, de la musique qu’il aimait. Parfois, Tommy riait, et cela l’enchantait autant que cela le surprenait. Il ne se sentait pas seulement bien, mais merveilleusement bien. Il avait le sentiment d’avoir trouvé un trèfle à quatre feuille, d’avoir enfin sa chance et la vie heureuse à laquelle il aspirait.
Il sourit, un large sourire, pur et sincère, et pris délicatement la main que Stephen lui tendait. Ils étaient devenus l’un de ces duos, l’un de ces couples qu’il observait tout à l’heure, et jamais Tommy ne s’était senti aussi vivant qu’à cet instant. Une main dans celle de Stephen, l’autre sur son épaule tandis que la deuxième du chirurgien était posée sur sa taille, ils tournaient, doucement, à leur rythme. Il pouvait presque sentir les battements du cœur du chirurgien, et son souffle dans son cou. Ils cessèrent doucement la danse alors que la musique s’étirait en dernières notes silencieuse. Ils étaient plongés dans le regard l’un de l’autre, et c’est presque naturellement que les lèvres de Stephen vinrent se poser sur celles de Tommy. Le reporter sentit son rythme cardiaque s’emballer, ses jours s’empourprer, mais il rendit le baiser au chirurgien, avec toute la tendresse et la douceur dont il était capable. Lorsqu’il posa son front contre le sien, caressant doucement sa joue du pouce avec un sourire, Stephen murmura :
« Je crois que je vous aime, Tommy… Je t’aime. »
Tommy écarquilla légèrement les yeux, la bouche entrouverte. Il n’aurait jamais espéré gagner tant de cet homme, de cette soirée. La musique avait repris, lente, et sans attendre sa réponse, avec un sourire angélique, radieux, Stephen l’entraîna dans une nouvelle danse. Ses paroles tournaient dans l’esprit de Tommy aussi sûrement qu’eux sur la piste de danse, lui mettait les larmes aux yeux. Il les refoulait, devait garder bonne figure – il lui semblait n’avoir jamais été aussi heureux de toute sa vie. Il savait que vivre une relation avec un homme ne serait certainement pas de tout repos, ni une mince affaire, mais il était prêt à prendre le risque, juste pour cet homme.
« Moi aussi, Stephen. »
Le chirurgien lui sourit un peu plus. La prise qu’il avait sur sa taille se fit plus ferme, plus possessive : le jeune homme lui appartenait, à présent. Il n’était qu’à lui, et il était hors de question qu’il le partage. Une flamme brillait dans les yeux de Stephen, et consumait Tommy.
« Peut-être pourrions-nous sortir d’ici ? » il hésita un instant, et vint demander au creux de l’oreille du mutant : « Peut-être que cette jolie sirène pourrait me montrer son nid ? »
Un frisson parcouru le dos de Tommy, et avec un sourire à la fois timide et enjoué, il hocha la tête. Les deux compagnons quittèrent le bar, main dans la main, jusqu’à la voiture de Stephen garée non loin. Au cœur de la nuit, ils leur semblaient être invincibles, intouchables, non-incriminable. Tommy lui avait révélé la nature de sa mutation quelques heures plus tôt : la nuit était déjà bien avancée. La journée n’avait pas encore laissé place à la suivante, mais cela n’allait pas tarder, tout comme le vouvoiement avait été abandonné pour un tendre tutoiement. Stephen gara sa voiture à quelques mètres de l’appartement du reporter, et ils grimpèrent silencieusement jusqu’à son « nid », comme des voleurs. Ce ne fut que lorsque la porte fut refermée à clef derrière eux que le chirurgien vint attraper son compagnon entre ses bras, kidnappant ses lèvres pour un baiser passionné, langoureux, impatient.
« Depuis le jour où je vous ai vu porter ce costume, j’ai eu une folle envie de vous le retirer sauvagement pour vous faire l’amour, Tommy ; même si j’ai envie de te faire l’amour depuis bien plus longtemps que ça. »
Pour la forme, Stephen avait repris le vouvoiement. Il savait maîtriser les subtilités de la langue, appuyer son discours par un habile changement d’énonciation. Plus proche, plus intime, cela avait également beaucoup plus d’effet sur le reporter qui ne lui laissa que le temps de reprendre son souffle après ses paroles avant de l’embrasser à nouveau.
Il voulait s’abreuver de Stephen, connaître son corps et ses détails par cœur, le toucher, l’effleurer, le caresser et l’embrasser jusqu’au petit matin. Il se laissa déshabiller sans rechigner, ne voulais même plus faire semblant de lui résister. Une petite voix au fond de lui susurrer que ce n’était pas correct ? Il la repoussait, la faisait taire sans tarder. Lorsque le corps de Stephen pesa sur le sien, il se sentit vivant. Il avait l’impression de s’éveiller, de sentir son corps s’animer sous ses lèvres. La nuit s’abîma entre leurs désirs qu’ils satisfirent sans retenues, s’offrant et se découvrant l’un et l’autre sans dresser aucune barrière, s’exposant, au creux de la nuit qui accueillait leur méfait en son sein, recueillait le déchirement de leurs voix unies dans l’effort de leur nouvelle danse, l’animalité de leur appétences alors qu’ils se fondaient l’un dans l’autre pour s’unir et ne former plus qu’un, la tendresse de leurs caresses et la douceurs de leur deux corps, pressés l’un contre l’autre, au creux de leur bras lors du repos venu.